l‘entaille des jours
L’Entaille des jours est une correspondance imaginaire. Ces textes fragmentés cherchent à refléter les forces vives, les flux intérieurs et l’engagement intime, à explorer nos interactions avec l’univers, douces ou violentes.
L’Entaille des jours est une correspondance imaginaire. Ces textes fragmentés cherchent à refléter les forces vives, les flux intérieurs et l’engagement intime, à explorer nos interactions avec l’univers, douces ou violentes.
Cher Theus,
Il est des jours de neige où l’on attend le printemps. Où la bise érafle les joues. Tout se brise, tout fait mal et râpe l’âme et le corps.
Il fait froid partout, le vent s’engouffre dans mon manteau, dans les plis de l’écharpe et de la chair. Les orteils se recroquevillent dans les bottines. On marche vite, tout le corps se tend.
Combien sont-ils à dormir dehors, dans cet air glacé ? Je n’en ai pas vu sur mon chemin ce soir, mais je les sais là, je les sens. Tous ces digicodes à l’entrée qui leur barrent la route. Samedi, une jeune femme jouait de la guitare, les mains bleues, assise en tailleur sur le pavé des rues basses, tu sais, ces rues passantes à Genève, où des meutes de gens pomponnés se massent pour saisir les dernières soldes, ou alors les premières collections colorées du printemps. Elle ressemblait à la prof de guitare de ma fille – hé bon, elle jouait carrément mieux que ma fille. Sourire intelligent, plein de reconnaissance, je lui avais juste tendu 5 CHF. 5 francs. Pour ce prix-là, je ne mange pas à la cafétéria du bureau, ou alors trois feuilles de salade, vingt lamelles de champignon et dix pousses de soja.
Il est des jours de neige où les tropiques semblent doux. Juste une température équitable, un climat qui n’aiguise pas les déséquilibres iniques de richesse et de pauvreté. On en oublierait presque la misère de l’Afrique.
Il est des jours de neige où tout grelotte. Je vais plutôt bien, il fait chaud dans mon appartement, j’avance dans ma drôle de vie.
Bien à toi
Ada
Valétudinaire. Non mais tu te fous de moi !
Calme et en retrait. Tu t’es vue ?
Tu n’es pas extravertie, que je sache ? Je ne te connais pas en party animal monopolisant le dance floor, ni en Nicole Ferroni étouffant de rire son public.
Change de visage, le mien évoluera peut-être. Choisis une autre coiffe, il y a tant de chapeaux à essayer, ébouriffe ta crinière, laisse s’exprimer ta folie et ton essence véritable, au lieu de me suggérer des façons d’être. Embrasse tes différentes facettes et ris de toi. Je suis ton reflet, en quelque sorte. Je suis le compagnon imaginaire que tu mérites.
Et puis, ce vieillard, au théâtre, l’autre soir, c’était un sacré gaillard. La parole caustique, le verbe fanfaron. Tu ne l’as même pas abordé.
Mon voyage, loin de l’Asie, c’est la Normandie. Je loue une maisonnette aux Petites-Dalles, cette station balnéaire dont Maylis de Kérangal parle au début de Réparer les vivants. Le ciel est gris comme le pelage d’un vieux grizzli et une pluie fine m’arrose dès que je pointe le nez dehors. Il n’y a pas d’épicerie dans le village, j’ai une demi-heure de marche à pied pour aller me ravitailler à Sassetot-le-Mauconduit. Je vais me promener sur les gros galets inégaux à marée basse et, les écouteurs sur les oreilles, j’observe longuement la mer, déchaînée, une vraie diablesse ces derniers jours. Le poêle à bois tire bien, il y a plein de vieux bouquins dans la maison, des Conrad, des Henry de Monfreid, des Giono. Ambiance balnéaire hors saison. Tu adorerais. Voilà pour ma carte postale.
Dans une de tes lettres, tu me demandais de te parler de cette femme qui avait fait irruption dans ma vie. Pour être honnête, je ne sais pas si elle fait encore partie de ma vie. Je l’attends ici. Nous devions nous retrouver aux Petites-Dalles. La date n’était pas précisée. Je doute qu’elle me rejoigne. Mais je ne veux pas faire dépendre mon bonheur de ce rendez-vous.
Ce soir, je lis Le Chant du Monde
« Subitement il fit très froid. Antonio sentit que sa lèvre gelait. Il renifla. Le vent sonna plus profond ; sa voix s’abaissait puis montait. Des arbres parlèrent ; au-dessus des arbres le vent passa en ronflant sourdement. Il y avait des moments de grand silence, puis les chênes parlaient, puis les saules, puis les aulnes ; les peupliers sifflaient de gauche et de droite comme des queues de chevaux, puis tout d’un coup ils se taisaient tous. Alors, la nuit gémissait tout doucement au fond du silence. »
C’est presque toujours bon et facile, Giono.
Change de coiffe, te dis-je !
Affectueusement,
Theus
Cher Theus,
Tu n’as pas répondu à ma dernière lettre, peu importe.
Tu étais assis à côté de moi au théâtre l’autre soir, je le sais. Cette façon que tu avais de bouger les jambes, dans ce corps de vieillard impatient. Tu n’as pas aimé la pièce. Moi aussi je m’ennuyais ferme, je n’avais pas la tête à écouter un long monologue. Te savoir tout proche m’a fait sourire et j’ai trouvé le temps moins long.
Parfois, j’aimerais avoir un ami imaginaire à l’esprit rebelle. Ce n’est pas un reproche, mais je te retrouve toujours dans des êtres calmes, en retrait, ou valétudinaires. Tu ne te mettrais pas au hip-hop ? J’adorerais. Pourquoi ne pas investir un slameur ou un rappeur? La parole comme une arme de jet. Ou alors tu pourrais être un grand voyageur,
Ces jours-ci, j’ai envie de tout plaquer. J’ai si longtemps été en mouvement que la sédentarité des dix dernières années commence à me peser. Me reconnaîtrais-tu en blondinette, tatouage à l’épaule, un gros sac sur le dos, disons… en Asie profonde ?
Je n’ai pas beaucoup voyagé en Asie, je connais seulement le Viet Nam. Je connais Hanoi, le quadrillage des petites rues du vieux quartier, le flot des mobylettes pétaradantes, la foule permanente qui colle aux côtes et aux fesses. Je me suis
fait pincer le sein dans cet amas d’humains. Les sales mômes en riaient de plaisir.
Les bâtisses décrépies et les échoppes où s’entassent nourriture et pacotilles, bouilloires, tongs, radiateurs, cacahuètes, parapluies. Les marchés aux épices odorantes et aux viandes putrides, qui soulèvent le cœur. Les bouges où j’ai mangé un phô délicieux au fond d’une cour, accroupie devant une table en plastique. Les cafards qui prospèrent dans les toilettes. L’humidité qui colle à la peau. La cinémathèque française qui projette des chorégraphies de l’étoile montante du ballet national, les militaires débonnaires mais aux aguets qui surveillent l’hôtel attenant et le parking à vélos.
Ce que je voudrais revoir avant de vieillir vraiment, c’est la région montagneuse du Nord. Les forêts primaires et les rivières difficiles à traverser en jeep, les villages reculés où les femmes se colorent les dents au noir de betel. Les serpents tués dans l’arrière-cour. L’eau à faire chauffer au bois pour se laver. Ecouter les jurons en vietnamien, les imprécations chuchotées contre un gouvernement totalitaire. Manger du liseron d’eau revenu à l’ail dans l’âtre d’une maison traditionnelle. M’entretenir avec le chef du village qui s’excuse de prendre les passeports pour en relever les numéros. Contempler les chutes d’eau à la frontière chinoise. Les petits lacs mystérieux, au milieu desquels de doux dingues se retirent pour mieux explorer leur philosophie propre, sagesse frottée à l’alcool de riz et au scolopendre macéré.
Dans les massifs calcaires en altitude, sentir le froid picoter le visage, le soir, et remonter l’édredon jusqu’au bout du nez. Des fenêtres sans vitrage dans les chambres. La fraîcheur de la montagne qui entre et tente de se faire un chemin jusqu’au ventre. Les doigts gelés à fourrer dans les plis les plus chauds du corps, les gargouillis dans le ventre après une orgie de nems.
C’est là-bas que j’ai envie d’être ce soir, pour commencer une année neuve.
Ada
Bon, Theus, on fait quoi quand il ne reste rien ? Juste des miettes de soi. Un truc minimaliste et noir qui s’effrite, un amas de poussières ternes. Je connais ta réponse : tu n’y es pas encore arrivée, au rien. Continue. Tu peux faire mieux dans la destruction totale. Dénude-toi. Défais-toi de tout. Broie, coupe, lamine. Jusqu’à ne plus être glam’ du tout. Vas-y. Tu as de la marge. C’est du bon.
Je te connais, Theus.
J’ai visité des grottes cette semaine. De l’humide, du sombre, du lugubre. Les gouttes poisseuses des stalactites dans ma nuque et le sol hostile, dur. J’avais sur moi ma lampe torche, j’avais prévu le coup. J’ai vu des dessins préhistoriques, toute une genèse d’animaux bizarres et d’âmes grimaçantes. Tu étais pris dans ces visages. Et j’y étais. Pas glamour pour un sou.
Hé bon, un mal être ne venant jamais seul… il paraît qu’il ne suffit pas d’être bon dans son travail. Le cœur à l’ouvrage, ce n’est plus assez. Nous aimerions tant une robotisation qui aime les humains. Elle est créée par les humains, donc s’ils aiment leur prochain, ça devrait jouer, non ? À moins que l’humain n’aime pas l’humain.
Mais tant que les missiles ne grondent pas sur nos têtes et ne détruisent pas nos immeubles, ne nous apitoyons pas.
Je n’ai pas perdu mon emploi, pas cette semaine. Vous n’êtes pas assez performants, vous n’êtes pas assez productifs. Vous pensiez être à l’abri ? Nul n’est protégé. La détresse du traducteur rejoint celle de l’ouvrier. Juste combat. Tout est question de coûts.
Le coup, le vrai, porté les yeux dans les yeux serait le plus tolérable.
Mon envie, être dans le mouvement. Je suis apte aux changements. Que mon corps et mon esprit restent souples et calmes, dans ce monde qui va à 200 à l’heure.
Avec le coeur,
Ada
Ce soir, j’en ai ma claque, ras-le-bol et ras-la-casquette, plein le nez et les écoutilles, je suis réduite en poudre. En miettes. Le navire prend l’eau.
On fait quoi avec des opérateurs téléphoniques qui ne comprennent pas que je suis technico-déficiente ? Ok, ça ne se sent pas de prime abord. Je fais la fille qui assure, deutsch-english-whatever, oui j’ai branché les câbles, réparé mon vélo, changé le fusible endommagé, je vois la configuration de la prise plombée, pas plombée, je comprends… mais la fibre optique et le téléréseau, c’est tout sauf meine Abteilung.
Et… on fait quoi avec des gosses infernaux ? On les noie, comme les petits chats qui n’auraient pas dû naître ? On les enguirlande, on les pousse du 7ème étage, ou on les rassure, on les console ? On leur dit : je suis désolée, je suis claquée, j’ai trois textes à traduire, 25 livres à lire, j’ai déballé des cartons pendant deux jours, j’ai envie de m’allonger sur mon lit et de scruter le plafond. Je vous aime.
De toutes parts, l’énergie était brouillonne. Peut-être la pleine lune chiffonne-t-elle nos cœurs ? Cher Theus, cet après-midi, je t’ai cherché dans les feuillages qui bruissent sous mes fenêtres, dans les traces blanches des avions sur le ciel bleu, tu n’y étais pas. Tu n’étais nulle part.
C’était un jour comme ça. Un jour qui n’avait pourtant pas si mal commencé, mais a eu tôt fait de m’exaspérer. Le ciel se charge d’or pour adoucir ma peine mais n’y parvient pas.
Message au Ciel : j’attends autre chose de mes jours. Ok, je sais, le vent qui souffle sur mes jours n’est rien d’autre que ma propre respiration. Demain, je ferai meilleur usage de ma cage thoracique.
Ada
Chère Ada,
Quand même, merci pour ta lettre. Je l’ai lue les cils humides. J’ai affiché l’enveloppe fleurie dans ma cuisine puis j’ai tout laissé en plan. Je n’ai pas songé à te résister, je me suis envolé vers toi.
Je me suis coulé dans une bague fine à ton doigt. Pas l’anneau doré qui a l’air d’une alliance. L’autre, aussi délicate, qui la surmonte, ornée d’une pierre transparente et biseautée qui fragmente la lumière. J’étais à ton doigt un jour durant.
Tu n’as pas senti ma présence.
J’étais avec toi chez la manucure. Tu peux être superficielle parfois. Amoureuse des éclats faciles, du brillant, du papier glacé.
Pourtant je t’ai entendu murmurer :
– Moi je n’aime pas les femmes trop soignées.
La manucure a sursauté :
– On n’est jamais trop soigné.
Tu as rétorqué :
– J’aime un maquillage léger, l’élégance raffinée, pour autant que cela ne vire pas à l’obsession, que cela ne masque pas un vide. Je crois aussi que le temps passé à se malaxer-botoxer le visage est du temps prélevé sur la tendresse.
La sophistication extrême révèle une faille, la crainte d’être soi, le besoin de se dissimuler derrière des paillettes. J’aime les femmes assez naturelles. Celles qui n’ont pas un deuxième visage sous la couche de fond de teint.
Et j’aime te voir décoiffée, les cheveux au vent sur ton vélo. C’est ainsi que tu es la plus intrépide, la plus sauvage, la plus séduisante.
J’ai vu ton émotion vive lorsque ta fille a évoqué la détresse psychologique de son amie. La souffrance de cette adolescente te transperce. Nos impuissances douloureuses.
Ta fille avait envie de parler. J’ai vu votre complicité renouvelée. Ton émotion encore lorsque vous avez évoqué Gaza et Isräel, ces déchirures qui défigurent le berceau de l’humanité.