l‘entaille des jours
L’Entaille des jours est une correspondance imaginaire. Ces textes fragmentés cherchent à refléter les forces vives, les flux intérieurs et l’engagement intime, à explorer nos interactions avec l’univers, douces ou violentes.
L’Entaille des jours est une correspondance imaginaire. Ces textes fragmentés cherchent à refléter les forces vives, les flux intérieurs et l’engagement intime, à explorer nos interactions avec l’univers, douces ou violentes.
L’or est là. Ferme un œil, rouvre-le, et regarde autrement. Tout le délire du monde qui te consterne n’est rien. Trump-lebilatéralismemalsain-ladominationviolented’unsurtous-nosviescompliquées-leplastiqueüberalles-lesécrans-les réseauxsociauxpartout-toutletemps-lesmigrants-lessansabris-lesdémunis-l’intelligenceartificiellesansâme-laprécarisationdel’emploi. Tout ce qui te désole et te pourfend le coeur. Du chiqué. Du vent.
L’or est là, à portée de main. Tout peut démarrer. Si tu le décides, Ada.
Je connais tes méandres. Ta rage impuissante, ta douceur légendaire et ton envie de soigner, donner, aimer. Marie-Madeleine, tu pourrais aimer tout autant le lépreux que l’homme bon et puissant. Le baiser pieux et la délicieuse ivresse du corps.
Si tu te détournes de la facilité, l’or est là.
Assume le bazar que tu peux semer ou que d’autres déploient à ton contact. Nage à contre-courant quand tu le peux, explore ta propre vague, celle qui te propulse et te met la tête à l’envers.
Et arrête les postures compliquées au yoga, please. Vu d’en haut, c’est un désastre.
Ce soir, je suis concis. Prends ça comme un cadeau.
Ton chiwawa préféré.
Theus
Cher Theus,
La nuit est longue sans toi aux gestes suspendus. Sans ta détresse et tes doutes.
Un temps, j’ai pensé qu’il suffirait d’aller vers celles et ceux qui dégagent une certaine lumière.
Être, c’est beaucoup plus que s’agripper.
Les zones d’ombre à traverser pour accéder à de meilleures versions de nous-mêmes, c’est un chemin d’alpiniste qui fait mal aux cuisses. Un couloir d’éboulis et une crête fine à parcourir. Un sentier que j’emprunte seule. Hors du groupe.
Bande son de la carte postale : jazz easy, Brad Mehldau. Swing, douceur, jamais mièvrerie. Cette puissance fébrile qui se construit au-dessus des précipices. Ensuite Miles Davis – Le Maître. Qui en a vu des nuits, des tunnels, des périodes sombres.
Merde à l’asservissement doucereux. Merde à l’impératif de bonheur.
La nuit est longue pour ceux qui dorment dehors et ont peur, et ont froid.
Elle est longue, dans les bars, pour les musiciens et les vendeurs de roses-dont-personne-ne-veut. Pour ceux qui veillent dans un lit vide, se retournent. Rallument la lumière.
La nuit est longue sans tes questionnements.
Dans les éclats de rire des noceurs, où le cynisme déboîte les mâchoires, j’ai froid. Dans les échauffements politiques, j’ai froid. La canicule est une illusion des sens.
L’homme que je croise tous les jours devant l’église Saint-Jacques est toujours là. Je découvre qu’il a un fils. J’ai froid. Mon sandwich et mes piécettes iront jusqu’à son coeur, mais ne sont rien.
« La douceur n’est-elle évidente que lorsqu’elle nous déserte et revient ? »
(Anne Dufourmantelle)
Reviens, Theus, sous la forme d’un ours en peluche ou d’un timbre-poste. Ce serait bon de retrouver cette sauvagerie sensuelle qui est la nôtre. Un amour sans tiédeur. On s’en fout des autres amours, rien n’est tromperie.
La nuit est longue sans l’espérance. Mais tant de personnes remontent de crevasses sans fond.
La nuit est longue tant que je ne suis pas perchée au sommet de cette montagne fantasmée, où les obligations et le bruit du monde me feront sourire.
J’apprends à me transformer. Je serai bientôt dans ton jardin, ma carcasse sous le pelage d’un chat ou qui sait, d’un autre félin. Je miaulerai à ma manière. Tu me reconnaîtras.
Ou alors je serai une sirène, belle et pleine de désir.
Ada
Chère Ada,
Où recevras-tu ce courrier ? Je te sens déjà flotter, écarter les bras dans la mer Egée. Tu me diras si mon intuition est juste.
Ces quelques mots de Cavafy, à lire sur le rivage:
Lorsque tu feras voile pour Ithaque souhaite que la route soit longue pleine d’aventures, pleine d’expériences. Les Lestrygons et les Cyclopes Le furieux Poséidon, ne les crains pas, tu ne trouveras pas de choses pareilles sur ta route si ta pensée reste élevée, si une délicate émotion anime ton esprit et ton corps.
J’aime te savoir explorer. Sois gentille avec les petites bêtes que tu croiseras sur ta route. Le décor de ton existence, c’est toi qui le crées. Tu le sais.
Des baisers,
Theus
Parfois je suis un souffle sur le pelage des chamois, ou la lumière déclinante sur les conifères. Le filet d’eau qui zigzague entre les herbes ou le cri de la marmotte qui appelle ses petits. J’ai appris à être l’invisible, à chuchoter à l’oreille des écureuils, à caresser les joues des enfants pendant la récréation et à fouetter le sang des championnes les jours de compétition. J’ai appris à flotter dans cet éther. À m’enrouler dans les souvenirs comme dans une laine chaude, puis à remonter en flèche vers une autre matière qui ne se palpe ni ne se nomme.
Je suis là. Je renoue aujourd’hui ce lien qui ne peut être coupé, juste se distendre. Je sais que le printemps t’a rendu la légèreté, je t’ai vu rire avec une femme à la bouche appétissante, un fruit rouge, j’ai senti l’air vibrer et onduler entre vous. Je suis là, sans envie ni attente. Mon coeur se raffermit. Et je crois que tu peux entrevoir entre nous une forme d’amitié sans âge. Sans désir.
L’orage m’a surprise ce soir et je suis rentrée trempée à l’appartement. J’avais envie de me rouler dans une prairie humide et de manger de l’herbe à pleine bouche. Me relever avec des auréoles de boue aux coudes et aux genoux. Je me sens en paix pour la première fois depuis longtemps.
Ada
Salut Ada,
Ta tête et les étoiles, c’est ce qu’il y a de plus beau au monde. Nâzim Hikmet.
Je suis plus vif que mort.
Ici ça bouge. En fait, je n’arrête pas et je suis perclus de douleurs. Je te préviens, je t’écris pour me plaindre.
Pommes-graines-terreau-arrosoir-nappe-fête-herbe-vin-gâteau-pluie-vent-tourbillon-aloès-acacias-figuier-randonnée-refuge-cailloux-pierres-neige-roches-ciel-pluie-k-way-enfants-école-feutres-peinture-oiseaux-ruisseaux.
Je ne sais plus trop où j’en suis. Depuis que tu t’es détournée de moi, j’ai plongé dans le grand sombre, mais voilà deux semaines que je remonte. En flèche.
Je sais, je n’aurais pas dû débarquer sans prévenir. Et tu n’as besoin d’aucun homme, tu n’as besoin de personne.
Notre thé au safran devant un cake brûlé était un moment étrange. J’aime tant te surprendre que cette apparence de chien débonnaire me semblait une bonne idée. Tu as caressé mon poil blanc avec tant de gentillesse au début, j’ai adoré tes blagues – les blagues pour chien, c’est spécial ! Ton histoire de pâté de rhododendrons et de fourmis, c’était moyen. J’ai préféré le dialogue avec ta fille, qui avait plein de secrets de gamine de six ans à me murmurer à l’oreille. Si tu savais…
Le cake au citron était divin, quoique trop cuit. J’aurais bien lapé un peu plus du thé safrané que me tendait ta fille dans sa tasse de porcelaine fine, mais cela ne semblait pas du goût du serveur à la mine compassée. Et lorsque tu as compris que c’était, moi, là, dans cette panoplie, quelle crise, quel déchaînement. Non, quelle indifférence. Tu n’es plus capable d’un tel déferlement, en fait. J’ai lu l’agacement dans tes yeux, puis plus rien.
Ok, tu n’as pas besoin de moi comme amant. Je resterai autre chose, une bizarrerie, si tu le veux bien. Je ne peux pas être asexué, malgré mes métamorphoses. Mais je peux être cet ami sans corps.
L’Espagne est à sac. Je bosse comme un fou sur le télescope et ne sais pas si l’université me paiera à la fin du mois. Si je n’avais pas les enfants, je m’engouffrerais dans une mission humanitaire. Je fuirais pour apporter mon aide au colmatage sans fin à Lampedusa, ou ailleurs dans les flots de la Méditerranée.
Le monde va si mal. Moi je prospère tant bien que mal, avec mes 69 kg d’os, de muscles et de nerfs. Je me sens si osseux, un sac de tendons et de ligaments haut et raide, les postures de yoga que je continue à pratiquer me font sentir Gaston Lagaffe… alors que mon âme est celle d’un Bagheera félin. Mon corps reste sec et maigre malgré les plats roboratifs à base de pommes de terre, d’anchois et de poivrons que je cuisine à grand renfort d’huile d’olive… j’aime tant les coussinets de chair qui enrobent tes hanches et cuisses et je regrette que tu puisses en ressentir une honte quelconque. Tes replis sont doux, repenser à ton corps charnu, nu et offert, me rend fou. Ok, je traverse. Tu attends de moi bien plus qu’un désir mâle.
Chère Ada, je me suis livré plus que d’habitude dans la missive de ce soir. J’espère que notre complicité gagnera en profondeur. Après tout, on s’en fout de tous ces filtres.
Ta tête et les étoiles, c’est ce qu’il y a de plus beau au monde.
J’ai lu quelque part cette traduction d’un texte du poète turc Nâzim Hikmet, je n’en trouve plus la trace. Putain d’internet, qui livre tout… sauf l’essentiel.
J’avais 18 ans quand je l’ai parcourue, cette phrase, et elle me revient souvent, comme un ressac.
Ta tête et les étoiles, c’est ce qu’il y a de plus beau au monde.
Theus, le chien blanc de l’autre jour
Chère Ada,
Quand même, merci pour ta lettre. Je l’ai lue les cils humides. J’ai affiché l’enveloppe fleurie dans ma cuisine puis j’ai tout laissé en plan. Je n’ai pas songé à te résister, je me suis envolé vers toi.
Je me suis coulé dans une bague fine à ton doigt. Pas l’anneau doré qui a l’air d’une alliance. L’autre, aussi délicate, qui la surmonte, ornée d’une pierre transparente et biseautée qui fragmente la lumière. J’étais à ton doigt un jour durant.
Tu n’as pas senti ma présence.
J’étais avec toi chez la manucure. Tu peux être superficielle parfois. Amoureuse des éclats faciles, du brillant, du papier glacé.
Pourtant je t’ai entendu murmurer :
– Moi je n’aime pas les femmes trop soignées.
La manucure a sursauté :
– On n’est jamais trop soigné.
Tu as rétorqué :
– J’aime un maquillage léger, l’élégance raffinée, pour autant que cela ne vire pas à l’obsession, que cela ne masque pas un vide. Je crois aussi que le temps passé à se malaxer-botoxer le visage est du temps prélevé sur la tendresse.
La sophistication extrême révèle une faille, la crainte d’être soi, le besoin de se dissimuler derrière des paillettes. J’aime les femmes assez naturelles. Celles qui n’ont pas un deuxième visage sous la couche de fond de teint.
Et j’aime te voir décoiffée, les cheveux au vent sur ton vélo. C’est ainsi que tu es la plus intrépide, la plus sauvage, la plus séduisante.
J’ai vu ton émotion vive lorsque ta fille a évoqué la détresse psychologique de son amie. La souffrance de cette adolescente te transperce. Nos impuissances douloureuses.
Ta fille avait envie de parler. J’ai vu votre complicité renouvelée. Ton émotion encore lorsque vous avez évoqué Gaza et Isräel, ces déchirures qui défigurent le berceau de l’humanité.