l‘entaille des jours
L’Entaille des jours est une correspondance imaginaire. Ces textes fragmentés cherchent à refléter les forces vives, les flux intérieurs et l’engagement intime, à explorer nos interactions avec l’univers, douces ou violentes.
L’Entaille des jours est une correspondance imaginaire. Ces textes fragmentés cherchent à refléter les forces vives, les flux intérieurs et l’engagement intime, à explorer nos interactions avec l’univers, douces ou violentes.
Theus,
Il y a ce truc qui frappe, qui toque, qui revient. Ce bruit de porte claquée. On me dit tout va bien. C’est juste le vent qui entrechoque les volets. Tout va bien, rendors-toi. Calme-toi, ce n’est qu’une brise légère. Cette violence, ce n’est rien, les obus sont loin.
Je rêve où tout s’accélère, je rêve où Rome se fait et défait en un jour ? Je rêve où la dureté est partout ?
En Europe, en Afrique, aux States, en Méditerrannée,
Ok le changement, ok l’évolution, la vie est un courant, un flux rapide aux mille métamorphoses, aux mille poissons argentés. Mais là ça devient dingo.
Je vais dans le flow, brasse coulée, j’épouse le mouvement. J’espère juste que l’eau coule dans le bon sens, les gars. Le débit s’accélère, il y a des barrages, des cascades, des blessés, ceux qui coulent à pic et ceux qui surnagent, moi je me fonds dans la masse, je respire, j’essaie d’orienter ma trajectoire… en fait non, je laisse tomber les battements des jambes, ça ne sert à rien, je remets les rênes à mon Être intime, celui qui n’a plus peur. J’y vais,on s’adapte, Darwin m’épaule et me sourit.
Il y a ceux qui se replient dans une bulle douillette, trouvent un endroit secret où rien ne bouge, où les plantes vivent en paix. Il y a ceux qui freinent des quatre fers, il y a ceux qui vont au front. Où me situer?
Ok Karl, un monde s’éteint. L’émerveillement facile, le gloss, c’est fini. L’amour de Visconti ne suffit plus à conduire une vie.
Jusqu’ici tout va bien. J’écoute mon souffle, les forces à l’œuvre.
Ada
Chère Ada,
Merci pour tes lettres. Je n’y ai pas répondu parce que les forces me manquaient. Je traverse un ouragan intime, tout ce que je connaissais et chérissais s’envole dans les bourrasques, je ne sais plus à quoi m’accrocher. Je suis descendu si bas, dans des strates profondes que je n’ai pas fini d’explorer. Un magma où n’ai plus de mots. Je n’ai plus de mots pour rien, pour toi, notre amour, notre amitié.
Je n’aime plus mes amis proches. Je n’aime plus ma famille. Je me dégage de tant d’habitudes que plus rien ne subsiste.
Je suis attiré par une femme. Je suis ému par le creux de ses coudes, ses poignets. Son rire, son sourire imparfait. J’aimerais ouvrir ses jambes, goûter sa peau. Me sentir heureux de l’aimer. Mais je ne peux pas. J’aspire à autre chose.
Theus
– D’où venez-vous ?
– D’Ethiopie.
– La route a été longue ?
– Très.
Peut-être que toutes les douleurs du monde, les départs dans la peur et la violence, les nuits passées dehors sans un toit, l’aide qui ne vient pas, mais aussi les désarrois de l’Européen dans son confort, ses chagrins d’amour, l’impuissance des arbres violentés par la tempête, ne sont qu’un seul fleuve, un même courant, et se déversent ensemble dans une mer immense.
Elle était belle, avec ses deux tresses noires plaquées sur son grand front sombre. Elle devait avoir l’âge de ma fille. Il y avait en elle quelque chose d’affirmé, une féminité que mon enfant n’avait pas encore développée. Des larmes brillaient au coin de ses yeux, mais ne coulaient pas sur ses joues.
Theus, ta douleur, je la prends, et je la jette à la mer.
Ada
Theus,
La neige arrive en plaine ! Je suis cette enfant qui scrute le blanc du ciel.
Je sais que tu boudes. Je sais que nous nous sommes éloignés, qu’on ne s’aime plus comme avant. Que nos bébés koalas ne flotteront pas dans mon liquide amniotique, que nous ne passerons plus des nuits entières à interroger les étoiles.
Mais je suis la cité amie, le fanion qui indique le point de ravitaillement. Je suis le refuge chaud, le pelage de mammouth. Je suis la tisane aux bourgeons d’origan.
Ok, tout s’effondre. Mais n’aie pas peur. Ce bazar sans nom, c’est une phase. C’est normal. Nous allons passer au travers, toi et moi.
Oui, tout s’effondre. C’est ok. La terre gronde.
Et le ciel?
Bientôt, je serai dans la neige. Je m’y plongerai des pieds au cou. Et ce sera sensuel comme une nuit dans des draps frais. Ce sera long et tendre et profond. Plaisir recherché sans hâte, les yeux rivés aux sommets.
Je te parle une langue que tu ne comprends peut-être plus. Je suis sur un autre versant. Pas loin. Ailleurs.
Bien sûr, je me souviens d’Amélie-les-Bains. De notre ivresse sans alcool. Des chevaux qui semblaient connaître les enfants depuis toujours. Des tongs nippones, des services à thé et du papier à origami dans la rocaille des Pyrénées. Notre ami de Barcelone dans son épicerie japonaise au milieu de la Cerdagne. Ton gag avec les parapluies pour nous indiquer le chemin. Mon escapade vers l’église romane et les petites boules de métal installées par les nonnes pour éloigner la foudre. Les broussailles, le chemin escarpé. Encore le chemin qui monte. C’était beau. C’est du passé. Et j’ai aimé tout cela.
Bientôt je serai dans la neige. Cristaux crissant sous mon poids.
Ou alors je serai neige. Flocon. Et je m’envolerai, chahutée par les vents.
Ada
Chère Ada,
Laisse toute ta douleur descendre dans tes pieds. Couler dans la terre.
Je sais, tu t’efforces. Je sais, tu n’y arrives pas encore.
Souviens-toi de nos souffles, cette nuit, près d’Amélie-les-Bains. Nous avions couru à toute blinde dans les ruelles pentues, avions atteint essoufflés la masse sombre des arbres au bout du village. Le vent dans leurs feuillages. Nous étions si vivants. Si vivants. Nos yeux étincelants dans la pénombre.
Rappelle-toi notre baignade. Les chevaux. La lumière, les herbes hautes et les cailloux, les voix aigües des enfants, la rivière au courant tranquille. Le ciel.
Le ciel n’est pas vide.
Tu ne veux pas de ce possible. Tu résistes bêtement. Tu refuses de voir, de sentir. Je ne peux pas te forcer. Je manque de mots, j’aimerais t’encourager.
Chère Ada,
Quand même, merci pour ta lettre. Je l’ai lue les cils humides. J’ai affiché l’enveloppe fleurie dans ma cuisine puis j’ai tout laissé en plan. Je n’ai pas songé à te résister, je me suis envolé vers toi.
Je me suis coulé dans une bague fine à ton doigt. Pas l’anneau doré qui a l’air d’une alliance. L’autre, aussi délicate, qui la surmonte, ornée d’une pierre transparente et biseautée qui fragmente la lumière. J’étais à ton doigt un jour durant.
Tu n’as pas senti ma présence.
J’étais avec toi chez la manucure. Tu peux être superficielle parfois. Amoureuse des éclats faciles, du brillant, du papier glacé.
Pourtant je t’ai entendu murmurer :
– Moi je n’aime pas les femmes trop soignées.
La manucure a sursauté :
– On n’est jamais trop soigné.
Tu as rétorqué :
– J’aime un maquillage léger, l’élégance raffinée, pour autant que cela ne vire pas à l’obsession, que cela ne masque pas un vide. Je crois aussi que le temps passé à se malaxer-botoxer le visage est du temps prélevé sur la tendresse.
La sophistication extrême révèle une faille, la crainte d’être soi, le besoin de se dissimuler derrière des paillettes. J’aime les femmes assez naturelles. Celles qui n’ont pas un deuxième visage sous la couche de fond de teint.
Et j’aime te voir décoiffée, les cheveux au vent sur ton vélo. C’est ainsi que tu es la plus intrépide, la plus sauvage, la plus séduisante.
J’ai vu ton émotion vive lorsque ta fille a évoqué la détresse psychologique de son amie. La souffrance de cette adolescente te transperce. Nos impuissances douloureuses.
Ta fille avait envie de parler. J’ai vu votre complicité renouvelée. Ton émotion encore lorsque vous avez évoqué Gaza et Isräel, ces déchirures qui défigurent le berceau de l’humanité.