l‘entaille des jours

L’Entaille des jours est une correspondance imaginaire. Ces textes fragmentés cherchent à refléter les forces vives, les flux intérieurs et l’engagement intime, à explorer nos interactions avec l’univers, douces ou violentes.

Tes yeux

C’est ok

Les orteils en éventail

L’après-soleil c’est de la pub à deux balles

Tu écoutais de la musique dans ton salon

Tes yeux

Chère Ada,

 

Merci pour ta lettre. Je valide tout.

C’était drôle de te voir descendre dans la rue et aller chercher ta trousse de toilette dans ton panier à vélo ce matin. Il y avait aussi des documents de la banque et ton agenda papier dans ton totebag Yoga des Bains. Tout ça a dormi dehors. Coup de bol, ta super crème de jour Docteur Hauschka et ton onéreux rouge à lèvres Sysley n’ont pas été subtilisés et il n’avait pas plu. Tu vas encore dire que je t’espionne. Disons que j’étais là.

Ça me rassure, tes oublis, tes petits débordements, ton air de fille dans la lune qui va chercher son maquillage dans la rue après avoir fait trois fois le tour de son appartement. Quand tu es trop stressée tu contrôles, tu structures, et alors je ne te reconnais plus.

Une nuit, aussi, j’ai vu un homme sortir de chez toi. Furtivement. Et j’ai vu ton regard lorsque tu as refermé la porte. Oh Ada, ce regard ! Fais gaffe.
J’ai imaginé ses bras autour de ta taille. Son corps lourd contre ton ventre. Si tu veux mon avis, ce n’est pas le bon. Il est encore temps de t’extraire.
Je ne l’ai vu que trois minutes, mais bon. Je suis parfaitement objectif et impartial, évidemment. En tout cas amical et bienveillant. Peut-être finirons-nous par nous marier, toi et moi, au sommet d’une montagne.
C’est ok, tout est ok, tu ne m’as pas demandé mon avis et mon avis ne demande pas de validation.

Maîtrise tes oeillades, tout ira bien.

Je reviendrai te rendre visite. J’ai quelques idées pour mon prochain accoutrement, mais je te laisse la surprise. Ne te sens pas épiée, je veille sur toi.

Theus.

C'est ok

Theus,

 

C’est ok de ne pas être esclave du désir de l’autre. De sauver ta peau. De rejeter la personne que tu aimes. Parce qu’elle est sans égards, sans les mots d’amour.

C’est ok de te taire quand tu as mal. De pleurer dans la rue, avec les passants qui scrutent ton visage noyé de larmes. De pousser ton vélo avec de gros sacs de courses accrochés au guidon et encore un sur le porte-bagage, et ce visage déformé par les sanglots. C’est ok de ne plus savoir être aimée.

De faire profil bas quand la chance vient enfin. D’observer et de mettre la musique plus fort dans tes écouteurs. Le dernier album de Nick Cave, c’est pas mal. Ou un vieux Jeff Buckley.

De rester dans les coulisses quand tu pourrais enfin entrer en scène et que tu as plein de trucs sensés à dire. De laisser un autre, une autre, parler mieux, parler plus fort. C’est ok de regarder ceux qui le savent, ceux qui le veulent, danser mieux, aimer mieux.

C’est ok de rire en soirée avec une fille belle et complètement tarée. Tu pensais la détester, en fait elle n’est pas si folle, c’est juste ce qu’on t’avait dit d’elle. Et tu entrevois ce qu’on peut dire de toi.

C’est ok de ne pas pouvoir passer la nuit avec des inconnus.

C’est ok d’être parmi ceux qui gagnent bien leur vie. Et d’être bien avec ceux qui n’ont rien.

De rêver d’une expédition loin en montagne, loin, très haut, et sans retour. De t’imaginer vivre dans un hameau sur les hauteurs sans pouvoir le faire pour l’instant.

D’être là où tu es pour l’instant.

De ne pas pouvoir rentrer au bureau l’après-midi parce que tu as trifouillé dans ton sac et laissé tomber Dieu sait où ton badge pendant ta pause. C’est ok, parce qu’il y aura toujours une âme secourable pour se dire tiens c’est qui cette tronche de cake je vais lui ramener son badge, du moins le mettre de côté et la contacter.

C’est ok de ne pas trouver tout de suite l’éditeur qui voudra de ton texte. D’hésiter dans le remaniement de tes mots. De trembler quand tu envoies ton roman à une maison d’édition que tu aimes vraiment.

De faire la conne dans la rue avec une vieille copine que tu croises par hasard avec son bébé qui rigole quand tu lances tes cheveux en l’air comme une folle. D’avoir envie de faire du hip-hop avec le prof de ta gamine. Lui te dit oui oui il y a un cours pour adultes. Et qu’elle te regarde et te fait non non non de la tête.

C’est ok.

Et c’est beau.

Tu valides ?

Ada

Les orteils en éventail

Hey Ada,

Ma douce, ma jamais flétrie, mon infatigable, mon amour imaginaire et sacré, rien ne se consumera jamais entre nous.
Tes moments de désespoir me touchent, pourtant je ne ressens pas le besoin pressant de te cajoler. Je sais que tu retrouves vite la flamme. Que tes montagnes russes t’emmènent très bas et très haut.

Tu as pour toi le verbe, le silence, le rire (tu as tellement fait rire ton esthéticienne l’autre jour – j’étais là, en bloc de cire dépilatoire, ok c’est spécial comme présence). Tu as pour toi l’envie de voyager seule, les concertos brandebourgeois et les cantates de Scarlatti. Nick Cave, les Blonde Redhead et Kate Bush. Je ne sais pas ce qui cloche chez toi. Peut-être un manque de structure. Non, en fait c’est pas si grave, ça, ce qui te plombe, c’est le sentiment constant d’être mal aimée, mal traitée, pas à ta place. C’est ton boulet. Alors que tu es aimée. Tu reçois beaucoup d’amour.

C’est à l’intérieur de toi qu’il y a du dissonant. Et c’est à l’intérieur de toi que tu peux agir. Selon moi, c’est le seul levier. La seule manière de repousser les malotrus, pas autrement.

On s’en fout que tu n’appartiennes à aucun monde, que tu ne rentres dans aucune case. Ce qui pèche, c’est que tu te sentes étrangère partout. Le but que tu dois te fixer, c’est de te sentir partout chez toi. Dans un camp de migrants, dans une soirée littéraire, dans une réunion d’école, dans un meeting politique ou dans un match de hockey. Chez ton ex, devant une assemblée de Vikings, face à un Klaus Kinski vitupérant.

Détends-toi. Un bouquin, une tisane ou un verre de Cahors, de grosses chaussettes. Le monde est exsangue, mais il peut être douillet par moments.

Je t’embrasse et te caresse les orteils, que tu devrais avoir en éventail.

Theus

L'après-soleil c'est de la pub à deux balles

Cher Theus,

 

Le monde se consume. Nous nous consumons à petit feu. Les forêts primaires brûlent, les jaguars, les tapirs, les tamarins brûlent, nous brûlons. L’après-soleil c’est de la pub à deux balles. Ce qui est brûlé ne se reconstitue pas. L’épiderme, la forêt, l’amour. Quand c’est foutu, c’est foutu.

Le monde se consume. Je, tu, il, consomme. Des taille-crayons, du plastique pour couvrir les livres, du jus de pomme, du papier-toilettes. Des containers transbahutent couches pour nourrissons et canapés modulables. Nous consommons tous et nous ne savons plus comment arrêter la machine. La machine ne donne pas d’amour. La machine simplifie la vie, mais ne donne pas d’amour.
Notre amour se consume. Se meurt. Que faire quand on n’a plus d’amour? Quand on se ressent plus l’amour? Quand il reste juste le charbon, la matière calcinée.?

Quand on ne s’aime plus, on apprend à être seul. Plus seul que seul. On apprend le vertige d’être soi. On apprend à rentrer à la maison avec ses mille turpitudes du jour et à en faire une pelote grise. On apprend à vivre sans la joie simple de se prendre dans les bras, sans les regards complices que nous nous jetions dans les soirées entre amis. Sans l’autre qui veille sur soi. Pauvre peau sans protecteur, sans tendresse facile, nul ne te caressera plus machinalement au moment de l’endormissement. Tout ce qui était contraignant dans les contacts épidermiques disparaît, plus personne en train de bosser sur son ordinateur dans ton lit, plus personne qui prenne trop de temps sous ta douche, plus personne qui réclame son dû de sensualité hebdomadaire. Ce qui est calciné n’est plus là.

Notre amour se consume et je n’ai pas d’idée sur la marche à suivre, Quand l’amour a flambé, il reste la parole agressive, le mot dur qui décharge dans l’instant mais ne déleste pas. C’est que la braise rougeoie encore, me dis-je. Elle s’éteindra.

Mais sur la terre brûlée, on fait quoi?

Ada

Tu écoutais de la musique dans ton salon

Chère Ada,

 

J’étais sur ta terrasse hier soir. J’ai filé dans le gris du ciel sans percuter aucun être volant, ce qui tient du miracle, j’ai repéré ton balcon et me suis posé sur la table verte, en fer blanc, celle que tu avais achetée au marché aux puces et que je t’avais aidée à porter. J’ai mal maîtrisé l’atterrissage, j’y ai laissé quelques plumes. Tu peux aller jeter un coup d’œil, mes serres ont griffé la peinture écaillée.

Ça faisait longtemps que je ne m’étais pas travesti pour te surprendre. Jamais tu n’as usé de ce subterfuge, toi. C’est une expérience, crois-moi, d’être glycine, chien ou moineau. Cette fois j’étais corneille.
Ton salon était éclairé. Longuement, j’ai pu t’observer. Aller et venir. Mettre de la musique. Changer de titre. Lisser tes cheveux devant le miroir. Scruter ton téléphone qui s’allumait, le regarder d’un air indécis et te détourner. Te servir un verre de vin, lire un journal. Le poser après cinq minutes. Faire bouillir de l’eau pour ta tisane du soir. T’allonger sur ton canapé. Scruter le plafond.
J’aurais aimé que tu te déshabilles. Ou alors juste que tu viennes arroser tes plantes sur le balcon et que nous nous trouvions nez à nez.
J’ai devant moi les documents de mon divorce. J’ai l’impression d’avoir rangé une partie de ma vie dans des caisses. Ce fut long et douloureux, à présent je crois que j’entame autre chose. C’est comme si j’étais sur un haut plateau, beau mais nu, désolé. Quelques pics enneigés à l’horizon, pas une seule habitation. Je suis de retour dans la vie. C’est étrange. Je me sens malhabile, un peu perdu, mais les forces reviennent progressivement. Je n’ai plus à lutter. Et ça c’est bon.
A travers la vitre, j’ai aussi vu ta tristesse. Parfois, c’est un passage obligé. Après, tu ouvriras tes ailes.

 

Theus

J'EMBRASSE TA CHEVELURE​

Chère Ada,

 
La nuit est tombée, lourde, sur mon village.
 
Depuis des mois, je cherche à t’éloigner, je t’efface par petites touches, je gomme les contours de ton visage, de ta voix. Je me libère de toi.
Quand j’y parviens presque, tu ressurgis. Si je ne t’aimais pas autant, je dirais que tu es insupportable. Tu es celle qui revient quand on n’y croit plus.

Quand même, merci pour ta lettre. Je l’ai lue les cils humides. J’ai affiché l’enveloppe fleurie dans ma cuisine puis j’ai tout laissé en plan. Je n’ai pas songé à te résister, je me suis envolé vers toi.

Je me suis coulé dans une bague fine à ton doigt. Pas l’anneau doré qui a l’air d’une alliance. L’autre, aussi délicate, qui la surmonte, ornée d’une pierre transparente et biseautée qui fragmente la lumière. J’étais à ton doigt un jour durant.

Tu n’as pas senti ma présence.

J’étais avec toi chez la manucure. Tu peux être superficielle parfois. Amoureuse des éclats faciles, du brillant, du papier glacé.

Pourtant je t’ai entendu murmurer :

– Moi je n’aime pas les femmes trop soignées.

La manucure a sursauté :

– On n’est jamais trop soigné.

Tu as rétorqué :

– J’aime un maquillage léger, l’élégance raffinée, pour autant que cela ne vire pas à l’obsession, que cela ne masque pas un vide. Je crois aussi que le temps passé à se malaxer-botoxer le visage est du temps prélevé sur la tendresse.

La sophistication extrême révèle une faille, la crainte d’être soi, le besoin de se dissimuler derrière des paillettes. J’aime les femmes assez naturelles. Celles qui n’ont pas un deuxième visage sous la couche de fond de teint.

Et j’aime te voir décoiffée, les cheveux au vent sur ton vélo. C’est ainsi que tu es la plus intrépide, la plus sauvage, la plus séduisante.

J’ai vu ton émotion vive lorsque ta fille a évoqué la détresse psychologique de son amie. La souffrance de cette adolescente te transperce. Nos impuissances douloureuses.

Ta fille avait envie de parler. J’ai vu votre complicité renouvelée. Ton émotion encore lorsque vous avez évoqué Gaza et Isräel, ces déchirures qui défigurent le berceau de l’humanité.

Je ne sais pas pourquoi tu m’écris à nouveau, mais je sens qu’une douceur nouvelle éclot en toi… Je sais aussi que tes cyclones intérieurs peuvent se lever d’un instant à l’autre, imprévisibles. Serais-tu vexée si je te dis qu’avec le temps, tes tornades m’attendrissent?
J’ai fait mine de t’oublier, pourtant la magie de tes gestes demeure, sceau invisible.
 
Accroche-toi à la douceur.
 
J’embrassse ta chevelure, souple et soyeuse. Comment aurais-je pu en oublier la couleur ?
 
Theus