l‘entaille des jours
L’Entaille des jours est une correspondance imaginaire. Ces textes fragmentés cherchent à refléter les forces vives, les flux intérieurs et l’engagement intime, à explorer nos interactions avec l’univers, douces ou violentes.
L’Entaille des jours est une correspondance imaginaire. Ces textes fragmentés cherchent à refléter les forces vives, les flux intérieurs et l’engagement intime, à explorer nos interactions avec l’univers, douces ou violentes.
Cher Theus,
Devons-nous, comme il se doit, comme les conventions l’exigent, nous souhaiter une bonne, duveteuse, mirifique année?
Devenons humus, devenons petites choses humbles et heureuses de nourrir les racines qui nous entourent et grimpent haut.
Suis-je vraiment plume légère? Loin s’en faut. Mon plomb pèse cent fois plus que tout votre or. Et mes plumes sont collées à mon corps.
Mon coeur est moins sec, c’est peut-être là que je sens le mieux palpiter la douceur des plumes.
J’avais envie de partager ça avec toi, que tu sentes un peu le velours de ma peau, le lisse de mes organes, peu à peu ils reprennent vie.
Je t’embrasse doucement.
Sus aux voeux conventionnels, gloire à nos aspirations tous les mois de l’année.
Ada (des pieds à la tête emplumée)
Cher Theus,
Ensuite, je réfléchis à des escapades possibles. Des voyages en solo. Mer, planche à voile, vent, désert, haute-montagne, neige, des expéditions qui poussent mon corps dans l’effort, des courses qui me font transpirer, ahaner, me transforment en aventurière (en robe de soirée, pas eu le temps de me changer), des voyages loin de mes rues quotidiennes, qui élargissent le spectre de mes capacités.
Theus, tu n’es pas mon bon génie, mon ver luisant, mon Jiminy Cricket, tu n’es pas mon jouet préféré, tu es la meilleure facette de moi-même, mon étoile du Berger.
Pardon si mon impulsivité te blesse parfois.
Ada (les bras ouverts en croix)
Cher Theus,
Je t’écris encore. Sans attendre ta réponse. Souvent je me dis que tu ne répondras plus, que tu te seras lassé de cet échange épistolaire, que mes fuites t’auront essoufflé, que tu auras trouvé un être assez étrange et sensible, plus constant que moi, pour te comprendre et me remplacer dans tes rêves.
Du rêve, de l’impalpable, c’est ce que nous sommes. L’invisible nous escorte, et dans cet esprit sans matière, moi je me sens bien.
Je n’ai pas besoin de toi, mais je t’aime. Je te le dis pour la première fois. Je t’aime.
Si nous devions être engloutis par un Donald Trump réélu, si nos repères professionnels et sociétaux venaient à disparaître, si le désir de justice et d’équité désertait nos univers, si les grands possédants venaient à dépouiller la populace éclairée que nous sommes, si les populations paupérisées se soulevaient contre le système qui les oppresse, qu’un ouragan secouait comme une apocalypse le monde des vivants, je dois te dire mon amour, ma tendresse, ma joie de te lire, de te voir travesti en chien, en corneille, en poisson rouge pour me surprendre dans mon quotidien genevois. J’ai aimé chacune de tes visites.
Mes fuites ne sont pas des détours. Juste un moyen de te tenir à distance. Car moi, Ada, je dois être moi. Et cet élan vers mon être intime ne me permet pas de me décentrer. Dans une ancienne vie, mon bien-être a trop souvent dépendu de celui des autres. A présent, le minerai profond auquel je m’attelle ne peut être extrait que si je reste concentrée sur ma tâche. Donc j’ai mon piolet et je creuse. Je creuse mon territoire – petit comme un timbre poste. Pour mieux y accueillir ensuite ceux que j’aime. J
Que ton coeur reste vaillant. nos embarcations se croiseront à nouveau.
Ada (de la mer)
Ps. Si je partais vivre à Banyuls-sur.mer? J’y pense souvent,
Chère Ada,
Quitte pour retrancher, déblayer. Pas pour occire à tout prix.
Quitte tout ce que tu veux, mais pas moi, ton bon génie, ton meilleur apôtre, ton ver luisant, ta petite machine intérieure.
Parfois tu as la rage. Et c’est beau de te voir montrer les crocs. Mais n’oublie pas cette arme redoutable: ta douceur.
Theus
Theus,
Oublie mon corps, mes jambes autour de ton torse, oublie ma voix, oublie mes mots tendres. Mon souffle qui s’emballe. Nos langues qui se cherchent. Mon regard perdu dans le désir. Oublie-moi.
Je ne suis plus Sainte Thérèse Ada. Je ne porterai plus ce sac de mauvaise terre.
Crois-tu qu’on puisse renaître? Re-aimer? Re-frémir? Re-vivre? Re-sentir? Re-regarder?
Re-jouir? Re-délirer? Re-rire ?
Crois-tu que mon coeur continue de battre en silence, en souterrain?
Ada
Chère Ada,
Quand même, merci pour ta lettre. Je l’ai lue les cils humides. J’ai affiché l’enveloppe fleurie dans ma cuisine puis j’ai tout laissé en plan. Je n’ai pas songé à te résister, je me suis envolé vers toi.
Je me suis coulé dans une bague fine à ton doigt. Pas l’anneau doré qui a l’air d’une alliance. L’autre, aussi délicate, qui la surmonte, ornée d’une pierre transparente et biseautée qui fragmente la lumière. J’étais à ton doigt un jour durant.
Tu n’as pas senti ma présence.
J’étais avec toi chez la manucure. Tu peux être superficielle parfois. Amoureuse des éclats faciles, du brillant, du papier glacé.
Pourtant je t’ai entendu murmurer :
– Moi je n’aime pas les femmes trop soignées.
La manucure a sursauté :
– On n’est jamais trop soigné.
Tu as rétorqué :
– J’aime un maquillage léger, l’élégance raffinée, pour autant que cela ne vire pas à l’obsession, que cela ne masque pas un vide. Je crois aussi que le temps passé à se malaxer-botoxer le visage est du temps prélevé sur la tendresse.
La sophistication extrême révèle une faille, la crainte d’être soi, le besoin de se dissimuler derrière des paillettes. J’aime les femmes assez naturelles. Celles qui n’ont pas un deuxième visage sous la couche de fond de teint.
Et j’aime te voir décoiffée, les cheveux au vent sur ton vélo. C’est ainsi que tu es la plus intrépide, la plus sauvage, la plus séduisante.
J’ai vu ton émotion vive lorsque ta fille a évoqué la détresse psychologique de son amie. La souffrance de cette adolescente te transperce. Nos impuissances douloureuses.
Ta fille avait envie de parler. J’ai vu votre complicité renouvelée. Ton émotion encore lorsque vous avez évoqué Gaza et Isräel, ces déchirures qui défigurent le berceau de l’humanité.