l‘entaille des jours

L’Entaille des jours est une correspondance imaginaire. Ces textes fragmentés cherchent à refléter les forces vives, les flux intérieurs et l’engagement intime, à explorer nos interactions avec l’univers, douces ou violentes.

les vagues

Tenir un siège

Le Monde

Chignon crêpé

Cousue de silence

les vagues

Chère Ada,

Le monde est minuscule. Une petite chose fragile. Et forte, résistante, comme une armée de mercenaires.

J’aime : ton cœur qui bat vite comme celui d’un moineau tenu dans le creux de la main.

J’aime : ta confiance lorsque la vie va de travers et ne t’offre pas ce que tu espérais.

Encore, j’aime : ton rire dans la situation qui te ridiculise.

J’aime : ton envie de grands espaces, tes projections dans de grands voyages, quand tout t’enferme entre quatre murs.

J’aime : ton silence, ton corps qui fait une halte pour écouter le chant des oiseaux.

Ta peur de rater le plat que tu cuisines, et toute l’attention, enfantine, que tu mets dans la préparation du repas.

Ta méconnaissance absolue des chemins forestiers, ton désir de te perdre dans les sous-bois et de les explorer.

Ta crainte de ne pas être à la hauteur alors que tu sais être à la hauteur.

Ta brasse coulée dans les énormes vagues.

Ta tête qui réapparaît, puis tes plongeons, depuis la falaise, dans des eaux profondes. Juste pour essayer.

J’aime : ta manière douce de parler aux chats errants.

Ta distance qui dit la tendresse.
L’impossibilité que tu as de détester.

Tes ronflements quand tu dors sur le dos.

Tes deux grains de beauté dans le creux de l’épaule droite.

L’amour fou, romantique, qui court dans tes veines.

Ton souffle court dans l’étreinte.

Ta sensualité féline, que tu dissimules.

Tes changements de dernière minute dans l’organisation de la journée, et foutent le bordel dans la mienne.

La folie de tes propos après deux verres de vin.

Ta détermination qui grandit, ta fermeté qui s’affermit face aux malotrus.

Ton envie de faire juste. De ne pas blesser inutilement.

Tes messages trop longs, tes avalanches de mots, qui disent trop, qui incommodent.

Tes changements de ton, d’humeur, pour un mot inapproprié, pour une absence.

Le désordre dans ton cœur.

Ton amour des textes surannés.

Ton désir éperdu d’authenticité.

Les bracelets fins à tes poignets.

J’aime : cette fragilité qui n’est qu’apparente, et bravera les pires tempêtes.

Je t’embrasse.

Theus.

Tenir un siège

Theus, mon Theus adoré,

Vous en êtes où en Espagne?
 
Ici, ça y est, on commence à piger. Se calfeutrer. Appeler les amis plutôt que les voir. Entretenir les contacts par téléphone, par messages. Eviter la présence physique mais soigner la vraie présence, celle qui compte et n’a pas besoin d’étreinte.
Les aînés, ceux que je dois soutenir, me soutiennent beaucoup. Ouh Ada doit se sentir seule, se disent-ils. Je reçois des messages quotidiens, des messages pleins d’entrain, bonne journée, lis cet article, écoute ce podcast de Musique Emoi, j’espère que tes filles sont en forme, que vous trouvez des occupations. Vous avez des DVD? Des BD? Et ces Pléiade de Julien Gracq que tu n’as jamais ouverts? Ces Cahiers de Lherne? Relis Giono, ça vaut le coup. Des idées de films à montrer aux enfants, Le Dernier Empereur, My Fair Lady, L’homme de Rio.
On se remet à parler au téléphone. D’habitude pas le temps, un message, dix messages, tout va bien oui, les enfants ont de bonnes notes, ça roule au bureau, demain j’irai skier, je vous embrasse, parer au plus pressé.
On se remet à parler de la pluie et du beau temps, de nos états d’âme, de la copine alitée depuis des mois, du regard calme et lumineux du prof de yoga, des voisins cons, des voisins sympas qui proposent de faire des courses. Le tissu des petites choses qui demandent à être dépiautées lentement comme un kaki trop mûr de fin d’été.
Ce qui me soutient le plus, ce sont les amis qui savent. Qui ont la belle clairvoyance, celle qui dégage mon horizon. Qui m’invitent à plonger dans ce gouffre insondable, l’isolement qui effraie parce qu’il est plein de ténèbres. S’y plonger pour dégager ce qui doit être sauvé.
Rester chez soi. Arrêter d’agir, de courir comme une bande de fous égarés. Regarder le ciel charrier ses nuages bleutés, parler au chat, travailloter. Je ne vis pas dans un studio, je ne suis pas caissière de supermarché, je ne fais pas partie du corps soignant, la vie m’est facile, en ces temps d’apocalypse. Le télétravail me permet de m’accrocher à une structure rassurante qui occupe l’esprit, au moins en surface.

En-dessous, tout s’agite. Mon esprit se rebelle. Mes envies de lire un roman de 400 pages s’éteignent. J’irai courir. Soudain besoin d’action, besoin de ruer dans les brancards, de m’ébrouer à l’air libre. Alors que le monde entier m’invite à ralentir. L’esprit est rebelle comme un jeune enfant.

Mon Theus chéri, je sais que tu aurais l’audace de venir me visiter. Je sais, tu pourrais être brin de romarin dans ma tisane, extrait d’origan dans les capsules que je viens d’acheter pour tenir un siège. Tenir un siège. Mais reste chez toi. Reste confiné. Sagement. Jusqu’à nos retrouvailles.

J’ai rencontré un homme. Il est fabuleux mais ne t’égalera jamais. Laissons la neige fondre, le printemps pousser ses germes tendres vers le ciel. Renvoyer le coronavirus dans le permafrost ou dans les limbes de l’inexistence, là où il appartient, dans le bas du bas, la fange.

Tenir un siège. Faire des réserves de patience et accepter de rester tapi derrière des sacs de sable. A regarder des séries et manger une bouillie de quinoa avec des brocolis et du parmesan,

Se dire que l’ennemi est là. C’est bien, enfin il s’est déclaré et on sait à peu près à quoi s’en tenir. Alors on change doucement de rythme. On rouvre de vieux livres de médecine quantique ou on regarde le plafond de sa chambre. On relit les vieux sages du Cachemire. On pleure quand on n’a pas l’amour qu’on désirait, on a tout le temps pour pleurer, aussi pour regarder les choses en face, et ces blessures à panser, lentement, dans un lieu calfeutré comme l’église de la Dormition.

Je t’embrasse, mon Theus chéri que je connais depuis les temps anciens, et je prends le monde dans mon embrassade, car il a besoin de beaucoup de tendresse.

Ada

Le Monde

Chère Ada,

Ouh la, ce n’est pas la grande forme!
 
Quand tu recevras cette lettre, je sais pourtant que tu auras repris des forces. Cette fragilité mélancolique est un des attributs dont tu vêtes et te dévêts en un éclair. Je te connais.
Je suis à Paris pour un colloque d’astrophysique. Nous avons découvert une nouvelle étoile. Un astre que certains associent à une présence extraterrestre, un signe de vie non humain aux confins de l’univers. Les hypothèses sont nombreuses et farfelues.
Penses-tu parfois à ces roches flottant à des milliers d’années lumières, à l’obscurité immense qui nous entoure, à cet espace inexploré où scintillent quelques objets aimantés à on ne sait quoi, éclairés par une armada d’invisibles soleils?
Il m’arrive de fermer les yeux et de me voir flotter dans cette apesanteur sombre, sans repères ni point d’accroche. Parfois, je m’y sens bien. Une forme de lucidité pré-amniotique.
Je te vois avancer dans ta vie de femme, tu commences à voir où tu vas.
Je te vois, oui, je suis revenu te rendre visite.
 
Cette fois, je me suis glissé dans un bouquet de fleurs que tu t’es offert. J’étais petit moucheron aux ailes plus fines que du papier à cigarettes. Tu as choisi des pivoines blanches chez le fleuriste près de chez toi, je t’ai vue circuler au milieu des seaux garnis de gerbes multicolores, ça m’a fait penser à un film où Meryl Streep achète plein plein plein de fleurs pour une soirée qui finalement n’aura pas lieu. Mais toi tu as juste pris trois pivoines immaculées, et ça te donnait un petit air angélique, dans la rue, tu marchais avec ton gros sac à dos sur les épaules, dont dépassaient des boules de pétales blanches.
Je t’ai vue te fâcher et dire non. Mais vraiment non. Fermer une porte, dire non sans te retourner. Ca te ne ressemble pas, et c’est génial, ça y est, la force monte comme une sève féconde, par jets violents parfois mais tant pis. Je sens poindre en toi une fermeté qui, selon moi, devrait t’aider à te défaire de bagages encombrants. Je sens que certaines décisions t’ont coûté.
Avance. J’aimerais t’aider à rajuster ton chignon et sortir boire un café sur une terrasse avec toi. On poserait les journaux devant nous, mais on ne les lirait pas. On discuterait un peu, pas trop. On laisserait planer de longs silences et en souriant on observerait le défilé des passants, les pas hâtifs des pressés et la nonchalance des flâneurs. Et on regarderait le ciel. Tu sortirais peut-être un livre, l’ouvrirais sans t’y absorber. Lèverais la tête vers moi. Et nous nous sentirions être en vie, nous nous sentirions appartenir au flux du Monde.
 
Theus

Chignon crêpé

Cher Theus,

 

Je t’écris encore. Je suis redescendue en plaine. La montagne, qui était mon refuge, ma zone de repli, m’a malmenée cette fois. Bourrasques et verglas m’ont fait glisser dans une crevasse profonde au creux de moi.

Tandis que le vent sifflait, recluse dans mon chalet, écouter Boris Cyrulnik, Catherine Meurisse, dessinatrice survivante des attentats de Charlie Hebdo, et un tas de podcasts sur France Musique. Qu’est-ce qui cloche? Rien, si ce n’est ce petit son étrange qui tintinnabule, et rappelle que tout n’est pas en place. Pas encore.

Je viens de revoir Sueurs froides. Kim Novak éblouissante dans son teint diaphane et sa fausse candeur. Le simulacre de la folie, et cette beauté insoutenable, depuis le tailleur gris à l’ajustement impeccable jusqu’au chignon parfaitement enroulé qui dégage la nuque délicate. La chute depuis le clocher. Le vertige, et le pauvre James Steward épouvanté par ce corps aimé propulsé dans les airs, écrasé sur les toits. Sueurs froides est une adaptation d’un roman de Boileau-Narcejac, D’entre les morts – qui s’en souvient? Le génie d’Hitchcock pulvérise tout sur son passage.

Jusqu’à quel point sommes-nous doubles? Avec tendresse, avec bienveillance. Avec sincérité. Madeleine ou Judy? Blonde ou rousse? Parfois il s’agit juste de parer au plus pressé, vivre à tout prix, vivre la romance, peut-être l’amour. Jusqu’à quel point la situation de crise a-t-elle vocation à dégager les croyances stériles, les peurs irraisonnées, les dualités faciles ? Pourquoi la vivre jusqu’au bout, jusqu’à la lymphe ? Il serait tellement plus aisé de sauter vers un autre plaisir, un autre semblant d’amour. Vite, combler.

Scruter l’intrus tapi en soi. Le regarder longuement puis le jeter dehors. Elégamment, avec le chignon parfait noué sur le haut de la tête et un maquillage soigné. Avec classe.

Avec classe, refermer un chapitre de sa vie et accepter ce qui vient. Même bizarre-cabossé-de-guingois.

Freud estimait que la danse permettait aux émotions de circuler dans le corps, de les libérer. J’ai entendu ça à la radio ce matin. Si on danse, si on danse vraiment avec énergie, fougueusement, sauvagement, pour laisser ces émotions couler jusqu’à nos pieds et s’échapper dans le sol, le chignon soigneusement apprêté risque de se défaire, alors quoi? On secoue sa crinière et tant pis? On oublie ce petit air compassé qui faisait tourner les têtes?

Je me crêpe beaucoup le chignon avec cet ancien amour que tu connais, j’ai du mal à comprendre comment on a pu partager si longtemps le même lit, se tenir chaud les nuits de pluie et d’orage, puis se battre pour des questions d’argent. Ma générosité est poussée dans ses retranchements. La balance de la Justice, chacun la voit à sa façon – question de perspective.

 

Kim Novak m’émeut.

 

Je t’embrasse et rajuste mon chignon.

 

Je vais bien.

 

Ada

Cousue de silence

Cher Theus,

D’habitude, poétiquement, je dirais : en altitude, tout est plus beau, les sons sont feutrés. La montagne est cousue de silence.
 
Sauf qu’aujourd’hui, à 2000 mètres au-dessus du niveau de la mer, je trimballe mon mal-être, le cliquetis incessant d’une souffrance ancienne.
Je crois à la lumière qui nous traverse si nous l’accueillons, au message subtil que chuchotent nos pas crissant dans la blancheur. Je crois à l’invisible qui se glisse sous le voile opaque obstruant nos regards les jours de neige.

“On peut encore à tout moment modifier la vie, avec beaucoup d’attention et de douceur.” Philippe Jacottet.

 

Je vais m’endormir avec ça.

Ada

J'EMBRASSE TA CHEVELURE​

Chère Ada,

 
La nuit est tombée, lourde, sur mon village.
 
Depuis des mois, je cherche à t’éloigner, je t’efface par petites touches, je gomme les contours de ton visage, de ta voix. Je me libère de toi.
Quand j’y parviens presque, tu ressurgis. Si je ne t’aimais pas autant, je dirais que tu es insupportable. Tu es celle qui revient quand on n’y croit plus.

Quand même, merci pour ta lettre. Je l’ai lue les cils humides. J’ai affiché l’enveloppe fleurie dans ma cuisine puis j’ai tout laissé en plan. Je n’ai pas songé à te résister, je me suis envolé vers toi.

Je me suis coulé dans une bague fine à ton doigt. Pas l’anneau doré qui a l’air d’une alliance. L’autre, aussi délicate, qui la surmonte, ornée d’une pierre transparente et biseautée qui fragmente la lumière. J’étais à ton doigt un jour durant.

Tu n’as pas senti ma présence.

J’étais avec toi chez la manucure. Tu peux être superficielle parfois. Amoureuse des éclats faciles, du brillant, du papier glacé.

Pourtant je t’ai entendu murmurer :

– Moi je n’aime pas les femmes trop soignées.

La manucure a sursauté :

– On n’est jamais trop soigné.

Tu as rétorqué :

– J’aime un maquillage léger, l’élégance raffinée, pour autant que cela ne vire pas à l’obsession, que cela ne masque pas un vide. Je crois aussi que le temps passé à se malaxer-botoxer le visage est du temps prélevé sur la tendresse.

La sophistication extrême révèle une faille, la crainte d’être soi, le besoin de se dissimuler derrière des paillettes. J’aime les femmes assez naturelles. Celles qui n’ont pas un deuxième visage sous la couche de fond de teint.

Et j’aime te voir décoiffée, les cheveux au vent sur ton vélo. C’est ainsi que tu es la plus intrépide, la plus sauvage, la plus séduisante.

J’ai vu ton émotion vive lorsque ta fille a évoqué la détresse psychologique de son amie. La souffrance de cette adolescente te transperce. Nos impuissances douloureuses.

Ta fille avait envie de parler. J’ai vu votre complicité renouvelée. Ton émotion encore lorsque vous avez évoqué Gaza et Isräel, ces déchirures qui défigurent le berceau de l’humanité.

Je ne sais pas pourquoi tu m’écris à nouveau, mais je sens qu’une douceur nouvelle éclot en toi… Je sais aussi que tes cyclones intérieurs peuvent se lever d’un instant à l’autre, imprévisibles. Serais-tu vexée si je te dis qu’avec le temps, tes tornades m’attendrissent?
J’ai fait mine de t’oublier, pourtant la magie de tes gestes demeure, sceau invisible.
 
Accroche-toi à la douceur.
 
J’embrassse ta chevelure, souple et soyeuse. Comment aurais-je pu en oublier la couleur ?
 
Theus