l‘entaille des jours

L’Entaille des jours est une correspondance imaginaire. Ces textes fragmentés cherchent à refléter les forces vives, les flux intérieurs et l’engagement intime, à explorer nos interactions avec l’univers, douces ou violentes.

Fougères

CHAUSSETTES POUR LIONCEAUX

Tigres sous la neige

Journaux de guerre, journaux intimes

La douceur

Fougères

Theus, mon seigneur du désert, mon aimé aux mille noms, au cœur un et silencieux,

 
Nos élans trouvent leur chemin, nourrissent notre absence-présence magique, ce secret que nul ne perçoit à part nous.
 
Tu n’as jamais été à moi comme je n’ai jamais été à toi, nul n’appartient à personne, comme la fougère tendre nous poussons nos tiges comme nous le pouvons, nous déployons nos branches feuillues et invisibles dans les sous-bois ombragés, autour des arbres et des souches, à notre manière nous nous chérissons.
 
Comment oublier nos discussions endiablées, comment oublier ton souffle. La chaleur de tes doigts qui caressent l’intérieur de mes poignets. Tes lunettes que tu enlèves et poses avec précipitation et délicatesse à la fois, révélant ton regard si vulnérable.

 

Ferme les yeux. Je suis là. Je pose ma main sur ta cuisse nue. Tous ces petits poils qui se hérissent. Je vais et viens, c’est ma main, juste ma main, qui joue avec ce duvet fin. Mes doigts descendent, ils explorent. Je sais d’où tu viens, tu ne me le diras pas mais je sais d’où tu viens. Je ne sais pas où tu vas, et tu ne le sais pas toi-même. Mais je sais d’où tu viens.

 
Clos tes paupières, sens la chaleur de ma paume ouverte. Sais-tu où je poserai mes lèvres, le sais-tu ? J’approcherai ma bouche doucement. Tu sentiras mon souffle, mais tandis que j’approche mes lèvres, tu ne sauras pas où, jusqu’au dernier moment tu ne sauras pas quelle partie de ton corps ma bouche embrassera. Peut-être que ce sera ton nombril. Le creux de ton coude. Peut-être ta nuque. Le lobe de ton oreille. Ou ton sexe émouvant.
 
Ferme les yeux. Je suis près de toi. N’ouvre pas les yeux. Surtout ne les ouvre pas. Mes mains se posent sur ton visage. Du bout de l’index, j’entrouvre ta bouche. Ce doigt vient maintenant caresser tes paupières. Ton cou. Tes salières.

Garde ce moment au creux de toi.

Ada

chaussettes pour lionceaux

Chère Ada,

 

Tu me touches. En fait tu me fais ressentir tant de choses, tu me rends tour à tour fou de désir et fou de rage, comme quand nous nous aimions de chair et de peau, quand nos corps se rencontraient à divers endroits d’une Europe pacifique, entre deux avions. Barcelone, Berne, Berlin, Paris.

Ne crois pas que je ne t’aie pas vue. Tu étais ma chaussette droite hier. Jaune, bien sûr. Jaune canari, jaune soleil, jaune citronnade, jaune poussin.

Tu fais la forte, mais tu es parfois un tout petit poussin qui attend qu’on le prenne dans le creux de la main. Il arrive que des propos te heurtent, te blessent. Des articles de presse, les paroles stupides d’un médecin, le choix d’un mot dans une bouche, flèches décochées sans un bruit. Des mots te déroutent parfois. Te font douter de tout. C’est humain. Arrête de te cacher, c’est beau, aussi, d’être vulnérable.

Je n’avais pas envie que tu m’espionnes. J’avais des trucs à vivre. Ne me demande pas, je n’ai pas à tout te raconter. Alors j’ai troqué mes baskets pour des bottines. La chaussette colorée que tu étais ne pouvait rien voir, à peine entendre. J’imagine ta déception. C’était un peu vil, je l’avoue.

Je t’ai quand même sentie me caresser les orteils entre les mailles de laine douce. Ta bouche chaude sur la plante de mes pieds, tes petits coups de langue sensuels. Et ta tendresse de malade.

Le soir, je me suis glissé dans le diamant à ton doigt, celui que tu ne quittes jamais, celui de ta grand-mère adorée. Je t’ai vue passer la soirée avec une amie dans un restau italien. Elle demandait les noms de tous les serveurs, ils étaient tous étonnés et un peu charmés. J’ai écouté son récit de vie. Haïti, Québec, l’adoption, des parents qui font comme ils peuvent. J’ai vu les larmes briller dans vos yeux. Vous êtes de formidables guerrières. Des lionnes.

Je suis fatigué ce matin, j’ai mal dormi. J’enfile mes chaussettes roses. J’aimerais que tu sois emberlificotée dans le point de cote étroit et régulier. Viens, je t’attends, dans le creux de mon pied, un peu partout sur mon corps.

J’ai si envie d’oublier les désordres du monde. Me rendormir contre ton pelage hirsute et soyeux, ma lionne au cœur délicat.

Theus

tigres sous la neige

Cher Theus,

 
Tu le sais, j’adore les défis. Pas les petits défis, ni les grands, tous les défis. C’est un peu casse-cou, comme attitude. Si je sens le danger affleurer, si je vois la mission impossible, j’y vais, je fonce. J’aime dompter les tigres, franchir les fleuves impétueux, traverser les glaciers aux crevasses béantes. Braver les ouragans. Pourvu qu’il y ait un peu de douceur au bout de l’aventure.

Parfois ça me fatigue.

Mon cœur est las aujourd’hui, j’avais prévu de me transformer, d’être un sillon du vinyle que tu écoutes en boucle en ce moment, un grand cercle noir sur noir, mais je n’en ai pas eu la force. Ces mutations sont merveilleuses, toutefois elles requièrent une concentration intense.

J’ai trop de choses en tête. Tu crois que je me disperse de nouveau?

J’aimerais dormir de longues heures blottie contre toi. Retrouver le délice réparateur de ta peau contre la mienne. Tes ronflements d’ourson et tes mains qui me cherchent dans le lit. Paume contre paume, joue contre sein, joue contre ventre, bouche contre épaule. Toutes ces positions de la nuit explorées dans un demi-sommeil. Pas un son, juste le froissement des draps sous nos corps, se rapprocher, se repousser. Je te veux, je ne te veux pas, je te veux. Ouvrir les yeux à l’aube et te découvrir penché sur moi, à m’observer. Sentir ton souffle, ton odeur. Ta jambe qui pèse sur mes hanches, m’immobilise.

Oublier nos tracas, nos chagrins, nos ratés, nos idéaux de vie même. Oublier l’article sur le Président Zelensky et son passé d’acteur – comment un humoriste peut-il devenir ce chef militaire calme et éclairé, avec l’avenir de son pays suspendu à ses décisions ? Oublier les listes de courses, les agendas chargés. Sentir ton corps s’alourdir et ta respiration ralentir, se faire plus profonde, tu replonges dans les limbes du sommeil. Oh, quelques heures à peine. Ensuite au petit jour, juste avant que le réveil sonne, il y aura ce désir animal contre lequel rien ne nous protège. Quand ton regard devient fixe puis s’embue, parti dans des paysages désertiques et lointains. La tendresse au bord de la sauvagerie.

La neige tombe doucement, ondée blanche qui saupoudre le ciel, et à mon corps défendant, en t’écrivant, je me transforme. Je suis le tigre du zoo, celui où tu as emmené tes neveux. Je suis un tigre des neiges. Je ne vois pas ce que je fais captive en Espagne, je rêve des grandes plaines de Sibérie.

Tends la main à travers le grillage, s’il te plaît, n’aie pas peur. N’aie pas peur. Je suis ta tigresse blanche. Féroce mais calme. Pose ta paume sur ma tête, ébouriffe le poil entre mes oreilles. Ouvre ma gueule du bout des doigts. Je te ferai un baiser chaud et spongieux, de mon épaisse langue de fauve.

Nous sommes deux tigres doux. Toutes ces lettres, tous ces mots entre nous. Rendormons-nous, les flocons se déposent sur nos pelages. Je n’ai pas froid, et toi?
 
Ada, ta tigresse blanche

Journaux de guerre, journaux intimes

Mon Theus au coeur constant,

 

Oui, la douceur, je veux bien m’y abandonner. C’est vrai, je porte des poids inutiles. Je peux me délester. Mais où est la douceur, Theus? Où est-elle? Je la cherche. Je veux bien être forte, mais il n’y a personne pour me rassurer. La guerre fait rage, les humains désespèrent. Nous ne savons plus quels journaux lire, je ne sais plus à quels saints me vouer.

Saint Antoine persiste à bouder. Mes lunettes dorées ne sont pas réapparues, et un trousseau de clefs s’est fait la malle mystérieusement. Une bague d’oreille dorée m’a quand même été restituée ce matin, discrètement déposée sur un disque de Marc Aymon. Petit miracle. Je me raccroche à ça, ok.

Je sais que tu étais ce poisson jaune, l’autre soir, froissant l’eau avec légèreté dans le grand aquarium du bar à cocktails. Que crois-tu? Je t’ai démasqué. Tu observais tout, jusqu’à mes battements de cils devant ce ciel poussiéreux. Ma main sur ma cheville quand j’étais assise au comptoir, puis debout ma façon de me cambrer sur mes talons trop hauts. Mes fous rires entiers et ma tristesse vraie.

J’ai aimé sentir ta présence.

Nous discutions des médias en Russie et dans le monde. Des journalistes baillonnés, voire torturés. Pendant les périodes troubles, les journaux intimes sont d’habiles subterfuges pour contrer la censure, et leur analyse subjective peut être affutée, si percutante. Les ressentis de l’écrivain en disent long sur l’état du monde.

Je n’ai pas pu m’empêcher d’évoquer Jardins et routes d’Ernst Jünger, aussi ses Journaux de guerre. Qui disent en filigrane la montée du national-socialisme tandis que l’auteur décrit les menus insectes, les bourgeons d’un printemps qui revient malgré la noirceur du monde. Jusqu’où ira cette guerre? Jusqu’à nous? Suffisamment pour nous bousculer? Nous rappeler à quel point tout ce confort n’est rien?

Je faisais mine de suivre la conversation avec mes amis, mais tu m’obsédais, je te voyais pulser l’eau à travers les algues, jaune vif velouté sur bleu aquatique. Je me suis souvenue de nos ébats lents et tendres, de nos corps enlacés. De nos silences. De la douceur de ta langue dans ma bouche, aussi de nos nuits à marcher dans la ville éteinte. Ta main qui serrait fort la mienne et nos serments tacites qui laissaient l’avenir décider.

Ada

LA DOUCEUR

Chère Ada,

 

Ce matin, quand je me suis regardé dans le miroir de ma salle de bains, j’avais un cil sur la joue. J’ai fermé les yeux et j’ai fait semblant d’oublier de quel côté il se trouvait. J’ai fait un vœu et je me suis tapoté une pommette. La droite. Doucement, mais elle a rougi.

Je ne peux pas te dire mon vœu, sinon il ne se réalisera pas.

Ensuite une douche rapide et je me suis habillé. Jean, tee-shirt bleu marine. Puis j’ai invoqué Saint Antoine de Padoue comme mon grand-père, parce que j’avais égaré mes clefs et mes belles lunettes cerclées de doré. Je n’ai retrouvé que les clefs, mais c’était suffisant, je me débrouille avec mes vieilles lunettes pour ma journée à l’université.

J’ai repensé à la douceur de ce cil en pédalant sur mon vélo jaune. Et j’ai pensé à tes sourcils fournis que j’aime ébouriffer. Le ressenti soyeux sur le bout de mon index. Surtout ne t’épile jamais les sourcils comme le font certaines. Leur tissé en point de croix est si beau, si délicat.

Je me suis demandé si la douceur avait réinvesti ta vie. Si ton cœur était paisible. Je connais ses trous noirs. Je ne vais pas te rebalancer ma définition des trous noirs, comme je l’ai fait un après-midi sous un soleil de plomb, à Tel Aviv. Tu n’avais rien compris et ça t’avait agacée de ne rien comprendre. On avait fini par s’engueuler devant un plat d’houmous et une shakshuka épicée.

Sans vouloir prendre l’air docte que tu détestes chez moi, j’ai envie de te dire un truc important: selon Einstein, il est possible de voir les ondes lumineuses éjectées de l’autre côté du trou noir.

Moi qui connais tous les bombardements que ton cœur a essuyés, j’ai envie de te dire que de l’autre côté du trou noir il y a la fulgurance, l’éclat. Aie confiance et arrête avec ces peurs enfantines qui te freinent. Je ne suis que ton Theus adoré, mais je perçois tout.

Tu me manques souvent – je sais, tu n’aimes pas cette idée de manque, elle te révolte, je crois surtout que tu as peur qu’elle te rende faible et petite, asservie.

En fin de journée, après mes cours avec les doctorants astrophysiciens, j’ai eu envie de te rendre visite. Une fois de plus, tu ne m’as pas démasqué. J’étais la petite pierre fine serrée à ton poignet, la blanche que retient un fil rose et que tu portes depuis des semaines. Je t’ai vue t’échiner à relire un rapport, faire du café avec ta nouvelle cafetière Alessi, soupirer pendant les réunions en ligne. Tu m’as mordillé et j’ai aimé. Ça te déstressait. Je sais que tu es bouleversée ces jours-ci, j’ai vu ton émoi, j’ai vu tes craintes. Ta manière de faire comme si de rien n’était. Je t’ai vue dévaler des pentes blanches, sourire aux montagnes que tu aimes tant. Défais-toi de tes peurs, elles t’encombrent. Abandonne-toi à la douceur. En rien elle n’entrave ta détermination.

Theus

J'EMBRASSE TA CHEVELURE​

Chère Ada,

 
La nuit est tombée, lourde, sur mon village.
 
Depuis des mois, je cherche à t’éloigner, je t’efface par petites touches, je gomme les contours de ton visage, de ta voix. Je me libère de toi.
Quand j’y parviens presque, tu ressurgis. Si je ne t’aimais pas autant, je dirais que tu es insupportable. Tu es celle qui revient quand on n’y croit plus.

Quand même, merci pour ta lettre. Je l’ai lue les cils humides. J’ai affiché l’enveloppe fleurie dans ma cuisine puis j’ai tout laissé en plan. Je n’ai pas songé à te résister, je me suis envolé vers toi.

Je me suis coulé dans une bague fine à ton doigt. Pas l’anneau doré qui a l’air d’une alliance. L’autre, aussi délicate, qui la surmonte, ornée d’une pierre transparente et biseautée qui fragmente la lumière. J’étais à ton doigt un jour durant.

Tu n’as pas senti ma présence.

J’étais avec toi chez la manucure. Tu peux être superficielle parfois. Amoureuse des éclats faciles, du brillant, du papier glacé.

Pourtant je t’ai entendu murmurer :

– Moi je n’aime pas les femmes trop soignées.

La manucure a sursauté :

– On n’est jamais trop soigné.

Tu as rétorqué :

– J’aime un maquillage léger, l’élégance raffinée, pour autant que cela ne vire pas à l’obsession, que cela ne masque pas un vide. Je crois aussi que le temps passé à se malaxer-botoxer le visage est du temps prélevé sur la tendresse.

La sophistication extrême révèle une faille, la crainte d’être soi, le besoin de se dissimuler derrière des paillettes. J’aime les femmes assez naturelles. Celles qui n’ont pas un deuxième visage sous la couche de fond de teint.

Et j’aime te voir décoiffée, les cheveux au vent sur ton vélo. C’est ainsi que tu es la plus intrépide, la plus sauvage, la plus séduisante.

J’ai vu ton émotion vive lorsque ta fille a évoqué la détresse psychologique de son amie. La souffrance de cette adolescente te transperce. Nos impuissances douloureuses.

Ta fille avait envie de parler. J’ai vu votre complicité renouvelée. Ton émotion encore lorsque vous avez évoqué Gaza et Isräel, ces déchirures qui défigurent le berceau de l’humanité.

Je ne sais pas pourquoi tu m’écris à nouveau, mais je sens qu’une douceur nouvelle éclot en toi… Je sais aussi que tes cyclones intérieurs peuvent se lever d’un instant à l’autre, imprévisibles. Serais-tu vexée si je te dis qu’avec le temps, tes tornades m’attendrissent?
J’ai fait mine de t’oublier, pourtant la magie de tes gestes demeure, sceau invisible.
 
Accroche-toi à la douceur.
 
J’embrassse ta chevelure, souple et soyeuse. Comment aurais-je pu en oublier la couleur ?
 
Theus