l‘entaille des jours

L’Entaille des jours est une correspondance imaginaire. Ces textes fragmentés cherchent à refléter les forces vives, les flux intérieurs et l’engagement intime, à explorer nos interactions avec l’univers, douces ou violentes.

Biches, j’accours…

Le calepin

Laisser couler le jus du monde dans mon paysage intime

Ernst Jünger

Biches, j'accours...

J’en ai fini de me perdre.

Fini de ces salles bondées de ravisseurs d’espoirs et de toux écrasées.

Terminés les kilomètres pour goûter auprès d’un maître ce qui se rend disponible maintenant à chacun.

Aux oubliettes les coureurs de jupons,

Ceux qui jouent des phrases pour séduire les biches égarées de leur harde.

J’en ai fini de simuler des sourires,

De me laisser tomber pour rattraper les autres.

Terminé d’avoir chaud, froid, chaud, froid pour écouter quelqu’un bavarder, même de beauté.

Jusqu’au prochain miroir aux alouettes, je promets la chasteté.

D’ici là, Ciel : offre-moi refuge.

Déroule un tapis magique au pied de mon lit et voyageons dans les pays de mes nuits, des mangues et des frangipanes.

Tresse mes cheveux de paillettes,

Chausse mes pieds de souliers loufoques,

Emmène-moi danser sur la Voie lactée !

Fais-moi diner aux tables de mes semblables, de ceux qui savent.

Jouons aux dames et traitez-moi de chameau lorsque je gagne.

Biches, j’accours, attendez-moi.

Le calepin

Ada a un truc important à dire ce matin. Elle ne sait pas par où commencer. Elle ne sait pas, elle ne veut pas être frontale. Laisser courir l’encre violette sur le papier fin.

« Allons-y par des détours.

Il y a le plaisir d’être à deux, de nouer des complicités, de laisser grandir des motifs intimes sur des tissus inconnus.

Il y a le plaisir de sentir une connivence gonfler ses voiles, naturellement. Des non-dits qui nourrissent l’échange.

Des billets doux ou drôles à glisser dans son sac à main ou entre les pages d’un livre. Des signes minuscules qui illuminent un journée commencée poisseuse, qui arrachent un sourire dans le paysage quotidien. Pas grand-chose. Je ressens cela, parfois avec des hommes, beaucoup avec des amies précieuses.
Mais il y a aussi le désir mâle qui m’agace. Qui se croit déjà maître à bord lorsqu’une femme sourit, l’oeil brillant, offre un thé, accepte un dîner, propose un verre de vin. Tout de suite, ça s’emballe. Et si la femelle est jeune, le mâle s’emballe d’autant plus dans une nuptiale parade.

Piteuse image des hommes alors, eux qui peuvent être si souverains, si rationnels, parfois même sages, qui savent compartimenter l’affect et les technicités de la vie pratique ou leurs impérieux besoins d’indépendance. Pour ne pas grimacer ou hoqueter de dégoût, rions de cette chair malmenée par la voracité du désir.

Je ne peux pas parler au nom des autres femmes. Mais mon chemin se veut clair. Une embrassade est une embrassade. Une invitation à dîner est un déploiement du cœur, une envie de partager une salade, le pain chrétien, des confidences, une vision du monde ou de franches rigolades. Et ne nous demandez pas le rôti cuit à point, vieux ringards.

Hommes, je ne vous mets pas tous dans le même sac de mauvaise jute, mais je constate que souvent le sulfureux-poisseux émoustille le Shamshala en vous (homme-bouc perpétuellement en rut, voir les Versets sataniques, de Salman Rushdie).

Hommes que j’aime, vous entendrez ma diatribe avec discernement et vous ne vous sentirez pas visés par mes appels de sirène aux écailles un peu dures.

Un peu dures, les écailles. C’est que je pose mes limites, pour agrandir mon territoire.

 
Je voudrais que mes filles se sentent resplendissantes sans avoir besoin de quelconques œillades masculines. Qu’elles se sentent glorieuses sans répondre forcément aux critères de beauté du moment, perpétués par la publicité ou un vil élan mâle d’enspermement du monde. Que l’envie de plaire ne les dévore pas. Que toutes les chansons proférant « I’m alone without you, I’m nothing without you » n’ouvrent pas de failles dans leurs cœurs tendres.

Je ne peux m’empêcher de penser à toutes les lignées de femmes qui m’ont précédée et ont enduré, par souci des convenances, par empathie, ou juste parce que c’était ainsi. No way to escape.

Je ne peux m’empêcher de penser à ma grand-mère. Qui reste un des êtres que j’aime le plus au monde. Elle a toléré jusqu’à un certain point, puis a su dire non. Irradiation d’amour. Ses enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants aimaient se rassembler dans son halo à Noël et à Pâques. Pâques approche, et j’aimerais sentir sa peau douce et parcheminée de vieille femme sous mes doigts. »

Ada referme son agenda. Depuis qu’elle s’est offert un calepin en guise de calendrier, elle retrouve le plaisir d’écrire à la main. Elle avale le fond de café refroidi, attrape ses clefs, son sac à dos, son casque de vélo. S’élance.

Laisser couler le jus du monde dans mon paysage intime

L’air se densifie, se peuple de martinets chanteurs. Quand la lumière printanière jaillit du ciel, on ouvre les fenêtres, les sons de la rue parviennent différemment aux oreilles, ça pépie, ça bruisse, ça vrombit, ça tinte, ça claironne, ça agite des clefs, ça raconte sa vie, ça lance des cris enthousiastes. Le goudron de la rue me renvoie une clameur douce.Mon corps m’est rendu à l’orée du printemps. Je sors d’une torpeur. Ça décoince, ça débloque, ça débugue, ça dézippe, ça déploie en émettant de petits sons furtifs. Il faut tendre l’oreille.

J’ouvre grand les yeux. La vie culturelle sort son plumage de saison nouvelle. Les concerts et les lectures parsèment la ville, les amis, les amants se donnent rendez-vous au conservatoire pour écouter du piano, au parc des Bastions pour faire du roller, aux Bains des Pâquis pour cueillir des poèmes déclamés. Le Printemps de la poésie donnera bientôt son petit air guilleret à Genève. Différents lieux, différentes voix. Je ne me sens pas tiraillée. Je fais mes choix. Me retire du monde lorsque cela m’est nécessaire. Et m’assieds dans l’assistance lorsque j’en ressens l’envie.

Samedi dernier, dans le cadre de la Semaine de l’égalité, j’ai écouté Pinar Selek parler de littérature à la Bibliothèque de la Cité. Pinar Selek, c’est cette femme turque militante, au regard tendre. Et rieur aussi. Cette écrivaine militante, pacifiste et féministe, poursuivie en justice depuis 19 ans pour des crimes insensés, qu’elle n’a pas commis. Elle a beau être installée à Nice, y enseigner, avoir quitté la Turquie, cette procédure la suit comme un cauchemar kafkaïen. Plusieurs appels. La prison et la torture ne l’ont pas fait plier.

Un conseil lui a été donné en prison : ne pense pas à ton procès, concentre-toi sur ton présent, sur ce que tu peux faire ici, maintenant. C’est ce qu’elle fait avec grâce, avec passion et enthousiasme, avec fougue. Cette femme sourit, joue avec des personnages dans ses romans, s’échappe dans la fiction tout en y déployant un outillage sociologique perfectionné. Parce que sa détermination est grande, et sa paix intérieure irradie.

Je me concentre sur mon présent. Ici et maintenant. Les bourgeons. Les premiers jus fruités en terrasse. Le soleil sur la Plaine de Plainpalais constelle mes joues de taches de rousseur. Ma respiration se fait régulière, quelque chose se pacifie et se renforce à l’intérieur de moi.

Toujours aller et venir entre l’intérieur et l’extérieur, laisser couler le jus du monde dans mon paysage intime. Ne pas s’enfermer dans l’idiosyncrasie.

J’écoute la radio. Je lis le journal sur le balcon. Le pouls du monde est saccadé. Le printemps n’anéantit pas la misère. La percée des primevères allège le fardeau des sans-abris mais ne défait pas les nœuds compliqués de l’exil. Ragaillardit-elle les cœurs des électeurs français? Bientôt, une nouvelle page s’écrira. Le choix du plus grand nombre sera-t-il généreux, sera-t-il dénué de peurs ? Les défaitistes agiront-ils? Gageons que le citoyen se sentira concerné par le “bien de la Cité” planétaire.

Alors oui, le printemps gonfle nos espoirs, colore nos joues. Le monde est plein d’orages, mais je ne détournerai pas mon regard. Le reflet qu’il me renvoie est complexe : des tracés lumineux et des parts d’ombre, délicatement enchevêtrés.

Ernst Jünger

Le stratus a posé son masque gris sur Genève. Rues, immeubles, passants, cette huile recouvre tout. Je cherche la lumière qui filtre au travers du ciel. Derrière, le soleil est là. Il ne cesse pas d’être, comment le pourrait-il ? Juste de la matière, des particules entre lui et nous. Je ferme les yeux et visualise le jaune de l’astre. La neige saupoudre les montagnes, mais le froid brisant de janvier est passé. Ce matin, les martinets déroulent de discrètes vocalises de leurs gorges étroites. Que la luminosité me caresse, qu’elle promène son fil doré sur mes joues, sur mes mains non gantées. Ces jours-ci, j’aimerais avoir le Cœur Aventureux. Le cœur féroce et tendre. Prêt à tout. Mais calme.

Le Cœur Aventureux est une œuvre d’Ernst Jünger. Une compilation de textes poético-botaniques, disant la beauté des fleurs et leurs enseignements secrets, mêlant des rêves et des pensées éparses sur la marche du temps. Une contrée énigmatique, entre cauchemars effroyables suggérant la terreur du Troisième Reich et envoûtantes réflexions sur la flore et l’esprit.

Alors, c’est quoi, avoir le Cœur Aventureux ?

Je crois que c’est observer ces va-et-vient entre l’extérieur et l’intérieur. Je crois que c’est rester fidèle à son cœur. Explorer le monde, comme un Vasco de Gama voguant vers l’inconnu, sans attente folle. Le cœur plein.

Le péricarde ouvert, un peu sanguinolent.

Chercher à embrasser l’immensité, oui mais en demeurant attentif aux petites choses. Le cri du martinet. Les nuances de gris sur la ville en début de journée, la rage de l’enfant pour une broutille, les reproches d’un être aimé. Sentir les battements du sang dans les tempes. Se déployer. Pleurer. Espérer. Se taire. Observer le monde comme un reflet de son être intime.

“Je retrouve en tous lieux la semence des choses qui sont dans ma pensée.” Ernst Jünger

Je suis à ma table de travail et lève les yeux vers le Jura. Il me rassure. M’enserre de sa poitrine douce. Le soleil est là. Il ne cesse pas d’être. Comment le pourrait-il ?

J'EMBRASSE TA CHEVELURE​

Chère Ada,

 
La nuit est tombée, lourde, sur mon village.
 
Depuis des mois, je cherche à t’éloigner, je t’efface par petites touches, je gomme les contours de ton visage, de ta voix. Je me libère de toi.
Quand j’y parviens presque, tu ressurgis. Si je ne t’aimais pas autant, je dirais que tu es insupportable. Tu es celle qui revient quand on n’y croit plus.

Quand même, merci pour ta lettre. Je l’ai lue les cils humides. J’ai affiché l’enveloppe fleurie dans ma cuisine puis j’ai tout laissé en plan. Je n’ai pas songé à te résister, je me suis envolé vers toi.

Je me suis coulé dans une bague fine à ton doigt. Pas l’anneau doré qui a l’air d’une alliance. L’autre, aussi délicate, qui la surmonte, ornée d’une pierre transparente et biseautée qui fragmente la lumière. J’étais à ton doigt un jour durant.

Tu n’as pas senti ma présence.

J’étais avec toi chez la manucure. Tu peux être superficielle parfois. Amoureuse des éclats faciles, du brillant, du papier glacé.

Pourtant je t’ai entendu murmurer :

– Moi je n’aime pas les femmes trop soignées.

La manucure a sursauté :

– On n’est jamais trop soigné.

Tu as rétorqué :

– J’aime un maquillage léger, l’élégance raffinée, pour autant que cela ne vire pas à l’obsession, que cela ne masque pas un vide. Je crois aussi que le temps passé à se malaxer-botoxer le visage est du temps prélevé sur la tendresse.

La sophistication extrême révèle une faille, la crainte d’être soi, le besoin de se dissimuler derrière des paillettes. J’aime les femmes assez naturelles. Celles qui n’ont pas un deuxième visage sous la couche de fond de teint.

Et j’aime te voir décoiffée, les cheveux au vent sur ton vélo. C’est ainsi que tu es la plus intrépide, la plus sauvage, la plus séduisante.

J’ai vu ton émotion vive lorsque ta fille a évoqué la détresse psychologique de son amie. La souffrance de cette adolescente te transperce. Nos impuissances douloureuses.

Ta fille avait envie de parler. J’ai vu votre complicité renouvelée. Ton émotion encore lorsque vous avez évoqué Gaza et Isräel, ces déchirures qui défigurent le berceau de l’humanité.

Je ne sais pas pourquoi tu m’écris à nouveau, mais je sens qu’une douceur nouvelle éclot en toi… Je sais aussi que tes cyclones intérieurs peuvent se lever d’un instant à l’autre, imprévisibles. Serais-tu vexée si je te dis qu’avec le temps, tes tornades m’attendrissent?
J’ai fait mine de t’oublier, pourtant la magie de tes gestes demeure, sceau invisible.
 
Accroche-toi à la douceur.
 
J’embrassse ta chevelure, souple et soyeuse. Comment aurais-je pu en oublier la couleur ?
 
Theus