l‘entaille des jours

L’Entaille des jours est une correspondance imaginaire. Ces textes fragmentés cherchent à refléter les forces vives, les flux intérieurs et l’engagement intime, à explorer nos interactions avec l’univers, douces ou violentes.

Be cool, be nice

La vie est un jeu de piste

Un vase aux cheveux bruns

A bicyclette

Le miroir de mes yeux

Be cool, be nice

Mon cher Theus, 

 

Ca y est, je suis dans les cartons jusqu’aux yeux. Je mets ma vie en boîte. Tu connais mon organisation légendaire. Je plie, je tasse, j’empile, je scotche, je pose des livres, des sacs dans un coin, mon classement est anarchique mais il est le mien. Je laisse aussi tout en plan lorsque les plaisirs m’appellent dehors.

Je laisse la vie m’emmener où elle le veut. Hier soir, j’étais au bord du lac, entre piscine et Léman, au milieu des mouettes qui colonisent l’herbe à la fin du jour. Des aubergines marinées, des carottes, de la viande séchée et du gruyère, aussi un vin rouge frais versé dans des verres à pied. Un ami et des enfants, des devinettes loufoques, des plongeons et des brasses larges. Le luxe est dans ces instants où la lumière s’emplit de paillettes et mord chaque geste.

Je sens moins ta présence, mais c’est que nous avons fort à faire, ces jours-ci.

Je ne cherche plus à tout expliquer et roule dans mes membres une nonchalance qui m’allège et défroisse mon visage. Ne me manquent plus que les lunettes roses à palmiers (regarde l’enveloppe).

Bien à toi, 

Ada

La vie est un jeu de piste

Bien chère Ada,

 

Je crois que tes filles sont des sioux, elles savent reconnaître les signaux de fumée. Fais-leur confiance. Avance avec elles, et ne te retourne pas trop en chemin pour t’apitoyer sur ce que tu laisses derrière. La vie est un jeu de piste.

Je sais tes troubles et des incertitudes, je sais tes envies de propager le bien comme une maladie féconde. Fleur bleue tu es spontanément. Tu as maintenant l’occasion de creuser ta galerie et d’aller vers ton ver luisant intérieur. Saisis cette chance.

Je suis toujours à Paris, j’arpente longuement la ville et je vois quelques femmes qui te ressemblent, pas beaucoup mais il y en a. Je vois ce qui les fait tanguer. Le regard d’un homme, une parole blessante, les pleurs d’un enfant. Défais-toi de cette fragilité, je te le souhaite, je te le demande. Et n’oublie pas que le monde bouge et grandit autour de toi. Rien n’est statique, le mouvement est immense, seul le silence du grand mécanisme peut laisser penser que tout est pétrifié.

Je bois une bière artisanale à Paris-Plage avant de rejoindre des amis noceurs. La nuit sera longue. Je ne parviens plus à lire ces temps-ci, comme si j’avais besoin de changer mes repères intellectuels et de trouver une littérature plus en phase avec mon nouveau moi. Il n’est pas très confortable d’évoluer, n’est-ce pas?

Je me suis mis à la peinture, en Espagne, et je découvre ici que c’est l’art pictural qui me donne le plus de joie, ces jours-ci. Je sors de mes revendications politiques et de mes mots béliers qui enfoncent les portes. Je suis allé voir les Nymphéas au Musée de l’Orangerie hier. J’ai toujours senti les installations d’art contemporain plus proches de mon vécu et de mon ressenti. Mais cette mare aux nénuphars m’a fait plonger ailleurs.

Tu auras su quels drames ont secoué la Catalogne ces derniers jours. Mes proches vont bien. Je ne suis pas plus secoué que ça. Nous n’en avons pas fini de voir ce sang versé.

Reste concentrée sur la piste,et les empreintes que d’autres, animaux ou humains, aux crocs aiguisés ou au coeur tendre, y ont déposées. C’est une voie étroite, mais je crois savoir que tu n’es pas la première à l’emprunter.

Bien à toi,

Theus

Un vase aux cheveux bruns

Cher Theus,

 

A l’heure où je t’écris, une mésange grignote des miettes de pain sur la terrasse, mon programme informatique rame et fait vrombir mon laptop, Bernard Lavilliers récite un poème de Baudelaire à la radio, le vernis à ongle durcit aux extrémités de mes pieds, les cartons de déménagement attendent de s’emplir. A l’heure où je t’écris, je voudrais être une femme déterminée, au regard clair, gestes amples et longues jambes. Ma traduction s’embourbe, les poils de mes bras dansotent dans le courant d’air qui traverse la cuisine. Le plancher craque et un enfant hurle dans la rue. Le Mont-Blanc est immobile, la bouilloire crachote sa vapeur chaude, mon coeur bat, mes paupières suivent les mouvements de mes globes oculaires, mes doigts tracent des mots. Un beau sentiment monte en moi comme une eau tranquille. Je suis un vase aux cheveux bruns, une vasque cuivrée au nez pointu. Je suis un réceptable et aujoud’hui ce qui monte en moi est transparent et précieux. Demain, ce sera peut-être une pâte visqueuse et putride, mais aujourd’hui je savoure cette eau-de-vie.

Parle-moi de cette femme qui fait irruption dans ta vie. Je ne ressens pas l’aiguillon de la jalousie. De la curiosité, plutôt. Notre relation est loin des ondes de séduction. Divertis-moi. Je suis si concentrée sur moi-même, ces jours. Chacun de mes pas me semble si crucial.

Je t’embrasse. Nul besoin de mon adresse physique, désormais nous pouvons nous fier aux voies moins explorées qui sont les nôtres.

Ada 

A bicyclette

Très chère Ada,

 

Je te lis et je crois sentir tes écailles de poisson frétillant. De sirène ?

Je sens que tu affûtes certains tranchants de ton caillou. Laisse aussi vivre ce qui te semble laid et rêche en toi, tu as raison. La vie polira ce qu’il est nécessaire de polir.

Je n’ai pas le temps de t’écrire ces jours-ci. Mais il m’arrive de te parler silencieusement en remuant les lèvres. Je sais que tu m’entends.

J’ai choisi cette image car je t’imagine au guidon de ton vélo, conduisant comme une catalane qui ne respecte que la signalisation qu’elle juge pertinente. Tu as resserré les freins de ton petit vélo pur-sang, au moins ?

J’espère que le rire revient dans ta vie. Tu peux être si drôle, parfois.

Je suis à Paris, oui ! J’ai vu une très belle et très troublante exposition à la Maison européenne de la photographie. Des clichés de Japonais : des amoureux au regard innocent, des quartiers chauds, et une terrible série sur Hiroshima. L’Histoire n’a pas fini de passer du rire aux larmes, et je frissonne en songeant aux prochains périls qui pétriront nos chairs.

J’ai rencontré une femme merveilleuse, j’aimerais t’en parler de vive voix. Pas une jeunette. Pas une nymphette. Je suis sûre que tu l’aimerais.

N’oublie pas de ne rien faire. De t’allonger sur ton lit, les yeux ouverts sur le plafond.

J’espère que mes prochaines lettres te parviendront. Je compte sur toi pour faire suivre ton courrier à ta nouvelle adresse. Ou qu’une main invisible s’en chargera.

J’aime nos pérégrinations et nos mystères.

Theus le triton

Le miroir de mes yeux

Cher Theus,

 

Les vacances ont ralenti mes gestes, en même temps elles ont restitué à mon corps la vigueur, et je retrouve la précision de mes pensées.

Là-bas, je me suis lavée du flou, de l’à peu près. Avant de partir, je tenais en serrant les poings, les mâchoires crispées, je ne pouvais plus réfléchir, tout m’incommodait, tout m’épuisait. Le travail, les amis, les plaisirs.

Là-bas, mon corps a singé la maladie pour être sûr que je comprenne le message, l’ordre qu’il m’intimait. Dormir et contempler la mer. J’en avais besoin.

Cette mer, ce n’est que de l’eau, des milliards d’hectolitres, une mare sans marée. Mais j’aime son sel sur ma langue, sur mes épaules, j’aime cette eau vivante, moirée, multicolore, impérieuse, dangereuse, traversée de poissons minces et glissants et de courants pélagiques. J’ai moins nagé, cette année, écoutant les faiblesses de mon squelette et de ses tuyaux, mais j’ai beaucoup regardé la mer, ses jabots blancs sous la Tramontane et son aplat lisse et pailleté du petit jour. Connais-tu le sentier sous-marin près de Cerbère ? C’est une expérience fabuleuse d’écarter les bras au milieu de rougets frétillants.

Un soir, j’ai cru reconnaître ton regard dans le visage buriné d’un vieillard. Il dansait la sardane sur la grand-place de Banyuls, sous la coquille Saint-Jacques. De temps à autre, il venait donner des conseils aux novices, dans la ronde des enfants où je m’étais glissée. Il avait un accent transparent, pas de ces voyelles marquées du Sud.

Là-bas, j’ai découvert que ce dont je voulais m’éloigner contenait toute ma joie future. Qu’un caillou gris dans ma main comportait des aspérités et des brillants.

Tu as mille visages, et c’est pour cela que je t’écris aujourd’hui. Parce que je cache mes multitudes derrière un fond de teint qui lisse, qui adoucit, qui me rassure et rassure mes comparses. Mes rougeurs, mes noirceurs sont bien là pourtant.

Sur l’enveloppe en noir et blanc de ta dernière lettre, je vois ta silhouette. C’est subtil. Dans le reflet des lunettes, une silhouette féminine, puis derrière elle une petite foule se masse silencieusement. Je vois un homme, je te vois. Je sais que c’est toi.

Là-bas, la lumière est plus vive, sans concessions. Et je me sens bien, sous cet éclairage du Sud, brusque et sans fard, peut-être parce que, la première fois que j’ai ouvert les yeux, c’était sous ce ciel bombardé de soleil. Un peu comme un maghrébin chérit son sable natal, celui qui a porté ses premiers pas.

Ici à Genève, la France me manque parfois. Ma place est ici pourtant, et je ne me sens pas triste. Ce qui me manque de la France ? C’est dur à dire. Les mots sont si étroits. Je veux bien essayer. Le déjanté, le farfelu. La négligé, la parole rebelle, la langue désuète, les murs couverts d’inscriptions, les chats errants, les petits commerces, les concerts jusqu’à pas d’heure, les melons juteux, la débrouille, les vins rouges lourds qui tabassent, la chanson des années 80, la beauté imprévue, France Musique, un demi de bière frais et doré sur une terrasse peuplée, les raquettes de ping-pong prêtées à la piscine en échange d’une serviette de bain comme garantie de dépôt, les belles expos de peinture. Ma famille aimante et almodovarienne. Le regard las des caissières, les timbres vendus chez le buraliste, l’élégance des gamines, le quidam qui parle littérature, les érudits qui font la foire et ne la ramènent pas.

Tu fais quoi ce soir ? Je ne sais pas pourquoi, je t’imagine à Paris. Peut-être sur une terrasse d’un bar de quartier où des filles, la guitare électrique en bandoulière, chantent un rock sombre et mélancolique.

Je déménage bientôt. Où ? Je ne te le dirai pas.
 

Ada

J'EMBRASSE TA CHEVELURE​

Chère Ada,

 
La nuit est tombée, lourde, sur mon village.
 
Depuis des mois, je cherche à t’éloigner, je t’efface par petites touches, je gomme les contours de ton visage, de ta voix. Je me libère de toi.
Quand j’y parviens presque, tu ressurgis. Si je ne t’aimais pas autant, je dirais que tu es insupportable. Tu es celle qui revient quand on n’y croit plus.

Quand même, merci pour ta lettre. Je l’ai lue les cils humides. J’ai affiché l’enveloppe fleurie dans ma cuisine puis j’ai tout laissé en plan. Je n’ai pas songé à te résister, je me suis envolé vers toi.

Je me suis coulé dans une bague fine à ton doigt. Pas l’anneau doré qui a l’air d’une alliance. L’autre, aussi délicate, qui la surmonte, ornée d’une pierre transparente et biseautée qui fragmente la lumière. J’étais à ton doigt un jour durant.

Tu n’as pas senti ma présence.

J’étais avec toi chez la manucure. Tu peux être superficielle parfois. Amoureuse des éclats faciles, du brillant, du papier glacé.

Pourtant je t’ai entendu murmurer :

– Moi je n’aime pas les femmes trop soignées.

La manucure a sursauté :

– On n’est jamais trop soigné.

Tu as rétorqué :

– J’aime un maquillage léger, l’élégance raffinée, pour autant que cela ne vire pas à l’obsession, que cela ne masque pas un vide. Je crois aussi que le temps passé à se malaxer-botoxer le visage est du temps prélevé sur la tendresse.

La sophistication extrême révèle une faille, la crainte d’être soi, le besoin de se dissimuler derrière des paillettes. J’aime les femmes assez naturelles. Celles qui n’ont pas un deuxième visage sous la couche de fond de teint.

Et j’aime te voir décoiffée, les cheveux au vent sur ton vélo. C’est ainsi que tu es la plus intrépide, la plus sauvage, la plus séduisante.

J’ai vu ton émotion vive lorsque ta fille a évoqué la détresse psychologique de son amie. La souffrance de cette adolescente te transperce. Nos impuissances douloureuses.

Ta fille avait envie de parler. J’ai vu votre complicité renouvelée. Ton émotion encore lorsque vous avez évoqué Gaza et Isräel, ces déchirures qui défigurent le berceau de l’humanité.

Je ne sais pas pourquoi tu m’écris à nouveau, mais je sens qu’une douceur nouvelle éclot en toi… Je sais aussi que tes cyclones intérieurs peuvent se lever d’un instant à l’autre, imprévisibles. Serais-tu vexée si je te dis qu’avec le temps, tes tornades m’attendrissent?
J’ai fait mine de t’oublier, pourtant la magie de tes gestes demeure, sceau invisible.
 
Accroche-toi à la douceur.
 
J’embrassse ta chevelure, souple et soyeuse. Comment aurais-je pu en oublier la couleur ?
 
Theus