l‘entaille des jours

L’Entaille des jours est une correspondance imaginaire. Ces textes fragmentés cherchent à refléter les forces vives, les flux intérieurs et l’engagement intime, à explorer nos interactions avec l’univers, douces ou violentes.

J’EMBRASSE TA CHEVELURE

Des brassées de fleurs

Du fleuve à la mer

CET OURAGAN DE TENDRESSE

TA MUSIQUE INTÉRIEURE

J'EMBRASSE TA CHEVELURE​

Chère Ada,

 
La nuit est tombée, lourde, sur mon village.
 
Depuis des mois, je cherche à t’éloigner, je t’efface par petites touches, je gomme les contours de ton visage, de ta voix. Je me libère de toi.
Quand j’y parviens presque, tu ressurgis. Si je ne t’aimais pas autant, je dirais que tu es insupportable. Tu es celle qui revient quand on n’y croit plus.

Quand même, merci pour ta lettre. Je l’ai lue les cils humides. J’ai affiché l’enveloppe fleurie dans ma cuisine puis j’ai tout laissé en plan. Je n’ai pas songé à te résister, je me suis envolé vers toi.

Je me suis coulé dans une bague fine à ton doigt. Pas l’anneau doré qui a l’air d’une alliance. L’autre, aussi délicate, qui la surmonte, ornée d’une pierre transparente et biseautée qui fragmente la lumière. J’étais à ton doigt un jour durant.

Tu n’as pas senti ma présence.

J’étais avec toi chez la manucure. Tu peux être superficielle parfois. Amoureuse des éclats faciles, du brillant, du papier glacé.

Pourtant je t’ai entendu murmurer :

– Moi je n’aime pas les femmes trop soignées.

La manucure a sursauté :

– On n’est jamais trop soigné.

Tu as rétorqué :

– J’aime un maquillage léger, l’élégance raffinée, pour autant que cela ne vire pas à l’obsession, que cela ne masque pas un vide. Je crois aussi que le temps passé à se malaxer-botoxer le visage est du temps prélevé sur la tendresse.

La sophistication extrême révèle une faille, la crainte d’être soi, le besoin de se dissimuler derrière des paillettes. J’aime les femmes assez naturelles. Celles qui n’ont pas un deuxième visage sous la couche de fond de teint.

Et j’aime te voir décoiffée, les cheveux au vent sur ton vélo. C’est ainsi que tu es la plus intrépide, la plus sauvage, la plus séduisante.

J’ai vu ton émotion vive lorsque ta fille a évoqué la détresse psychologique de son amie. La souffrance de cette adolescente te transperce. Nos impuissances douloureuses.

Ta fille avait envie de parler. J’ai vu votre complicité renouvelée. Ton émotion encore lorsque vous avez évoqué Gaza et Isräel, ces déchirures qui défigurent le berceau de l’humanité.

Je ne sais pas pourquoi tu m’écris à nouveau, mais je sens qu’une douceur nouvelle éclot en toi… Je sais aussi que tes cyclones intérieurs peuvent se lever d’un instant à l’autre, imprévisibles. Serais-tu vexée si je te dis qu’avec le temps, tes tornades m’attendrissent?
J’ai fait mine de t’oublier, pourtant la magie de tes gestes demeure, sceau invisible.
 
Accroche-toi à la douceur.
 
J’embrassse ta chevelure, souple et soyeuse. Comment aurais-je pu en oublier la couleur ?
 
Theus

Des brassées de fleurs​

Cher Theus,

Le temps a coulé doucement. Ruisselet transparent où nagent à l’envers des arbres, des mésanges, des nuages. Des truites se faufilent entre les branches, entre les feuillages. Dans ce prisme clair de l’onde, un monde retourné.

 

Tu as peut-être oublié mon nom.

La couleur de mes cheveux.

Le parfum à mon cou et à mes poignets. Unda Maris, de Filippo Sorcellini.

 

J’écoute une chanson italienne, le rythme m’emporte et je chante à l’aveugle, en onomatopées. Je ne comprends rien aux paroles, il est question d’amour et d’années qui passent, je crois. Peut-être aussi de nos jours à Milan. La basilique sombre. Les œuvres d’Anselm Kiefer au Hangar Pirelli. Des pâtes al dente dans un restau élégant en lisière de campagne.

 

Je pense à mon amie Julie Moulin, partie à Katmandou embrasser la dépouille de son père – une chute au cours d’une ascension. Je pense à mon propre père. À la montagne qui appelle, console et meurtrit. Julie la vaillante. Qui, dans Jupe et Pantalon, décrit un corps bien vivant qui se déglingue et s’emballe. Qui, quelques années plus tard en Asie, affronte son propre corps qui se dérobe et se raidit. Nos écrits prennent vie et nous rattrapent parfois.

 
Julie aux mots justes et effilés, Julie à l’humour mordant. Est-ce que la vie joue des tours pendables seulement à celles et ceux qui ont les épaules pour les affronter ? Julie a les épaules pour tout. Julie est mon amie écrivaine qui me renvoie un miroir, celui des petites choses imparfaites et aimées qui un jour s’éteignent. Julie à Katmandou au milieu des couronnes de fleurs. Ces jours-ci, c’est Diwali, la fête des lumières.

Je te parle d’elle, qui me bouleverse, mais j’ai aussi envie de parler de nous, Theus. De moi, d’abord. De mes fuites innombrables. J’ai passé ma vie à fuir l’amour, de peur de le perdre.

 

Je ne t’ai pas écrit depuis des mois.

Tu ne m’as pas écrit depuis des mois.

J’ai retrouvé ma douceur.
Celle que tu ne connais pas.

J’ai été si tranchante.

J’ai cru que, pour vivre enfin, il fallait fourbir ses armes, estourbir la moindre ombre menaçante. Revêtir une armure.
Je me suis trompée.
Je t’envoie des brassées de fleurs.
Je t’envoie un ruisseau de montagne qui coule sous la première neige.
 
Je viendrai te visiter bientôt. Sous quelle forme ? Tu ne le sauras pas.

Tendresses

Ada

Du fleuve à la mer

Theus,

Je me suis logée dans le creux de ton poignet ce soir, sous le bracelet de ta montre jaune fluo. Sur une terrasse ombragée, je t’ai vu rire avec une fille apprêtée au regard un peu vide, en buvant des cocktails forts pour oublier.

Il est des amours qui peinent à éclore, des tendresses qui doivent se transformer ou tomber dans le néant. La transmutation opèrera-t-elle ? L’alchimiste s’est perdu en route. Ce printemps souffle le chaud et le froid. Ton passé est un dragon qui te mange le coeur. Pour l’instant, tu le laisses faire.

La vie est un fleuve large, tantôt calme tantôt tumultueux, avec des confluents et de longs méandres, charriant un limon sombre par endroits, et de minuscules cailloux gris qui chuintent dans le fracas des eaux. C’est aussi un liquide huileux et turquoise parfois, un velours clair tacheté de soleil, avec des troncs d’arbres et des insectes qui flottent, des fleurs et des herbes ballotées par les courants. De petites retenues d’eau stagnante mais scintillante, comme des piscines pour les têtards et nos pieds endoloris. Le milieu du fleuve est parcouru d’un flux constant au débit rapide. Si tu nages à contre-courant, c’est mal barré. L’eau est plus forte que toi. Ça va un moment, mais tu t’épuises, tu luttes contre un élément puissant qui tôt ou tard aura le dessus. Autant lâcher.

 

Je te remercie pour tant de choses

– ta tendresse vraie

– ta tristesse vraie

– tes surprises lumineuses

– nos complicités, nos fous rires
– ces heures dans les musées, au milieu d’œuvres émouvantes
 
Tu as choisi et j’ai choisi. Je nage dans le courant, je me laisse porter, juste une impulsion des jambes et des bras de temps à autre. Je veux ressentir l’élan du cœur, tant pis si ça remue, tant pis si c’est spumeux que j’ai de l’eau plein la bouche. Le Rhône lave mes pleurs matinaux, il en fait une eau de pluie fine qu’il absorbe. Les tourbillons me happent parfois tandis que je fais la brasse, mais un crawl énergique me sort de tous les trous d’eau. Juste rester vigilante. Je nage, peut-être irai-je jusqu’à la mer. Les baleines me prendront sous leurs nageoires énormes dans une étreinte réconfortante, je m’y blottirai et chercherai le sommeil réparateur.

Je passe un peu de temps dans le jaune fluo de ton bracelet, je m’y complais, oh juste un moment encore. Je traîne, je caresse ta peau claire, me promener sur ton corps comme un baiser lascif et invisible. Mes yeux se décillent, les larmes ne coulent plus. Les heures défilent, le cadran de ta montre qui est tout contre moi me rappelle que le temps est un dieu hiératique que nul ne peut défier.

Demain, tu seras loin. Tu auras roulé seul jusqu’à la mer dans ta vieille guimbarde en écoutant de la musique, c’est une étendue bien plus vaste, la mer, plus dangereuse. Les touristes ne sont pas encore là et la plage sera déserte. Tu loueras une planche à voile dans un petit club et tu prendras le large. Tu passeras les premières vagues et tu t’éloigneras du littoral. Tu auras retiré ta montre qui n’est pas étanche et je renonce à me fourrer dans ton maillot de bain. Ce sera bien d’être sans moi, tu verras. Un allègement. Un nouveau souffle. Le vent dans la voile, et le clapotis de l’eau salée quand la planche prend de la vitesse. Tu apercevras de gros poissons frayant dans la transparence, aussi des méduses belles et effrayantes. Je te manquerai… je crois. Je serai dans une zone océanique voisine, à quelques miles marins de toi. Pas loin. Je penserai à toi. A nos projets si beaux. A nos ébats sauvages. A mes choix et aux tiens.

Ada

CET OURAGAN DE TENDRESSE​

Theus au cœur enchevêtré,

 

Nos deux cœurs sont intranquilles, c’est ainsi. Parfois, je lis tout de travers, ta poésie, tes silences, ton inquiétude pleine d’humour que je vois comme une inconstance. Je décrypte tout à travers le filtre d’une douleur ancienne.

Je me suis forgé une carapace. Un peu comme toi. Une cote de mailles invisible, aux couleurs du jour. Mon armure est faite d’action à tout prix et de plongée dans l’éclat du monde. C’est toujours si facile de se fuir. Ta protection n’est pas de la même étoffe. Ta douleur est plus vive, et lève encore en toi une rage diffuse, un désir de vengeance. Theus, tu ne t’es pas libéré de tes fers. Avoue que tu n’es pas facile. As-tu toujours été ainsi ? Tu me rappelles une ancienne Ada qui avait du chagrin.

J’aime

– ta tête endormie sur ma poitrine

– nos silences dans la bibliothèque de bois ovale

– nos pas lents dans les musées

– ta silhouette longiligne, au loin

– tes blagues stupides

– ta sensibilité à fleur de peau

– ton caleçon rose

– la musique que tu m’envoies

– tes encouragements

– tes larmes invisibles

– ton amour pour Giacometti

– tes chaussettes sales que j’ai enfilées dans le tram

– toi si content devant un kalte Schocki

– notre sensualité pleine, irradiante

– ton premier baiser du matin

Je déteste

– le bircher muësli spongieux que tu adores

– tes blagues stupides sur la plastique des femmes

– ton indécision (qui me rend indécise)

Aujourd’hui ma grand-mère adorée était avec moi. Toute la journée, son spectre tranquille et souriant m’a accompagnée. J’ai versé des larmes d’émotion. Il y a peu d’êtres sur Terre que j’aie autant aimé. Elle savait me rassurer.

Tu étais l’élastique noir dans mes cheveux, les relevant en une queue de cheval. Bien sûr je t’ai senti. Comme une caresse dans ma nuque. J’ai plusieurs fois passé ma main dans mes cheveux, ajusté ma coiffure, juste pour vérifier ta présence. Caresser le fin ruban et te sentir sous mes doigts me réconfortait.

Je n’imaginais pas que déferlerait cet ouragan de tendresse.

 

Ada

TA MUSIQUE INTÉRIEURE​

Ma douce Ada,

 
Je te vois. Je suis ta bague d’oreille dorée que tu ne quittes plus, de peur de l’égarer. Tu nages en piscine, dans le lac, tu cours en forêt, tu regardes le ciel. Tu t’allonges au soleil. Tu lis sans lire. Tu te retranches de l’agitation de la ville.
 
Je te vois et tu te transformes encore, c’est douloureux et beau. Tous ces signaux de l’incertitude sont là pour renforcer la confiance que tu as en toi et en la vie.
 
Certes, tu n’as pas choisi une voie rectiligne. Les défis que tu t’imposes sont vertigineux, aussi hauts que le Pigne d’Arolla, pas tout à fait 4000 mètres. Presque. Mais tu l’as gravi, ce sommet. Tu vois?
 
Rien n’est acquis et tu as conscience de la fragilité du parcours. Cette conscience a un prix. Tu paies cher ce tribut. Mais avoue-le, tu ne voudrais pas d’un autre sentier. C’est le tien. Ta crête sans concession. Le vide d’un côté et de l’autre. Tant pis si tu es seule.
 
Tant pis si les autres choisissent des sentes plus douces, s’ils sont plus simples, plus tranquilles, ou alors s’ils sont plus robustes et peuvent tout encaisser.

Je ne peux pas t’aider.

 
Bien sûr, aujourd’hui, tu voudrais t’échapper loin de tout. Appeler ton guide de haute montagne, partir sur les hauteurs, dans le règne minéral, loin des fracas du monde. La fuite…
 

Les amis, ton guide, ils sont là. Mais pour l’instant tu as mieux à faire. Continue à creuser en toi.

 
N’oblige personne à te chérir. Choisis l’évidence même si elle est étrange et cabossée. Aime la lumière du ciel, les lectures qui font frissonner, l’art qui bouleverse, la douceur de l’eau froide que tu froisses de tes mains le matin tôt. C’est cela qui compte. Déploie doucement tes ailes. Les agacements du jour ne sont qu’un leurre.
 

Reste fidèle à ton cœur, avec tous ses désordres. Tu es différente, oui, ce n’est pas un drame. Au contraire. Écoute ta musique intérieure.

Tu es seule avec le Ciel, et alors? C’est là que tout commence.

Theus