16.03.2025

III.

 

Je suis la nuit. Je suis la

pénombre douce, j’enveloppe

arbres et masures de mon voile

léger. J’apporte la fraîcheur et

dépose mon baiser sur les pierres,

les plantes grasses, les corps assoupis.

 

Je découvre mon sein aux mulots

et aux insectes, ils s’y abreuvent,

de petits animaux poilus

ouvrent le bal et les reptiles quittent leur tanière

pour chercher leur proie.

 

Sous ma cape la vie discrète se délie et s’agite.

Les vers de terre s’ébrouent,

les crabes crapahutent,

princes du sable.

Marco le sait, qui vient les traquer

avant que je me retire.

Chairs délicates et protéinées faciles à saisir.

 

Mes ombres sont fragiles, elles glissent 

et se transforment vite, impermanentes.

Le vol d’un hibou fait détaler une assemblée

de musaraignes. Les scarabées décampent,

armée vite effrayée. Les cuirasses oblongues

et luisantes, par dizaines, essaimées.

 

Ici, dans le Sud ravagé, les anciens s’installaient

autrefois devant leur porte, sur des pliants,

pour sentir mon souffle et palabrer.

Les temps reculés.

Ils sont morts, tous sont morts ou ont désertés.

A part une poignée.

 

Mon poids de mantille se pose

sur un couple esseulé.

Sont-ils âgés ? Je ne saurais le dire.

Ils ont vécu et les cous sont striés de rides.

Ils se tiennent debout, dehors,

ils boivent une fine,

face à la mer sans couleur,

parcourue vaguelettes sombres.

 

Ils ont posé leurs verres

sur un parapet de pierres sèches.

Ils parlent de Marco et Maria,

ils ne sont pas malveillants,

envieux peut-être

de leur tendresse, de leur enthousiasme,

de leur jeunesse,

de leur organisation bien huilée.

 

Je suis la nuit, et peut-être les humains

en viendront-ils à préférer

mon règne à celui du jour.

J'EMBRASSE TA CHEVELURE​

Chère Ada,

 
La nuit est tombée, lourde, sur mon village.
 
Depuis des mois, je cherche à t’éloigner, je t’efface par petites touches, je gomme les contours de ton visage, de ta voix. Je me libère de toi.
Quand j’y parviens presque, tu ressurgis. Si je ne t’aimais pas autant, je dirais que tu es insupportable. Tu es celle qui revient quand on n’y croit plus.

Quand même, merci pour ta lettre. Je l’ai lue les cils humides. J’ai affiché l’enveloppe fleurie dans ma cuisine puis j’ai tout laissé en plan. Je n’ai pas songé à te résister, je me suis envolé vers toi.

Je me suis coulé dans une bague fine à ton doigt. Pas l’anneau doré qui a l’air d’une alliance. L’autre, aussi délicate, qui la surmonte, ornée d’une pierre transparente et biseautée qui fragmente la lumière. J’étais à ton doigt un jour durant.

Tu n’as pas senti ma présence.

J’étais avec toi chez la manucure. Tu peux être superficielle parfois. Amoureuse des éclats faciles, du brillant, du papier glacé.

Pourtant je t’ai entendu murmurer :

– Moi je n’aime pas les femmes trop soignées.

La manucure a sursauté :

– On n’est jamais trop soigné.

Tu as rétorqué :

– J’aime un maquillage léger, l’élégance raffinée, pour autant que cela ne vire pas à l’obsession, que cela ne masque pas un vide. Je crois aussi que le temps passé à se malaxer-botoxer le visage est du temps prélevé sur la tendresse.

La sophistication extrême révèle une faille, la crainte d’être soi, le besoin de se dissimuler derrière des paillettes. J’aime les femmes assez naturelles. Celles qui n’ont pas un deuxième visage sous la couche de fond de teint.

Et j’aime te voir décoiffée, les cheveux au vent sur ton vélo. C’est ainsi que tu es la plus intrépide, la plus sauvage, la plus séduisante.

J’ai vu ton émotion vive lorsque ta fille a évoqué la détresse psychologique de son amie. La souffrance de cette adolescente te transperce. Nos impuissances douloureuses.

Ta fille avait envie de parler. J’ai vu votre complicité renouvelée. Ton émotion encore lorsque vous avez évoqué Gaza et Isräel, ces déchirures qui défigurent le berceau de l’humanité.

Je ne sais pas pourquoi tu m’écris à nouveau, mais je sens qu’une douceur nouvelle éclot en toi… Je sais aussi que tes cyclones intérieurs peuvent se lever d’un instant à l’autre, imprévisibles. Serais-tu vexée si je te dis qu’avec le temps, tes tornades m’attendrissent?
J’ai fait mine de t’oublier, pourtant la magie de tes gestes demeure, sceau invisible.
 
Accroche-toi à la douceur.
 
J’embrassse ta chevelure, souple et soyeuse. Comment aurais-je pu en oublier la couleur ?
 
Theus