10.03.2025

II.

 

Je suis Maria, femme de la Petite Mer.

Je suis femme des côtes rocheuses.

Je ne crains pas de m’éloigner du rivage

les jours de forte Tramontane.

J’aime être sur l’eau lorsque le souffle puissant

la froisse et la tord en des vagues irrégulières.

 

Je ne connais pas l’amour d’un

homme. Mon amour va aux

algues et aux roches qui

tombent abruptement dans la

mer. Mon amour va aux paysages

lunaires du Cap de Creus.

 

Je suis une excellente véliplanchiste.

J’ai commencé jeune, mon père m’y a initiée.

Je maîtrise parfaitement mon flotteur,

je sens tout de suite si le vent

change de direction.

C’est instinctif. Je n’y réfléchis pas,

j’oriente différemment ma voile,

je positionne mon corps. Je ne

pense pas aux figures techniques,

le jibe, l’empannage, le planning,

je ne mets pas de mots, j’agis.

Je réagis aux ondulations de la brise

et me laisse porter par les flots.

 

Depuis que tout le monde est parti,

j’ai récupéré du matériel

dans les clubs de voile désaffectés.

Marco m’a aidée pour le transport,

nous avons stocké les équipements

dans un grand hangar au centre du village.

L’essence est introuvable,

mais il nous reste les vélos et les remorques.

 

Je suis née ici. Cette terre aride est la mienne.

Ils ont décidé de partir,

peu à peu tous sont partis.

La vie est devenue rude sans eau.

J’ai décidé de rester coûte que coûte.

Nous sommes une poignée à avoir fait ce choix.

 

Il y a eu les bars abandonnés.

Au début on s’en moquait,

et on s’en réjouissait même.

Les bars à touristes qui disparaissent,

c’est plutôt bien.

Il nous semblait que la Côte Vermeille aspirait

à retrouver ses plages et ses taillis sauvages.

Mais parfois, on se sent seuls. Oubliés de Dieu.

 

Plus haut, le front de mer doit être sordide,

les immeubles de béton vidés de vie.

Ici, malgré les incendies de forêt

qui noircissent les collines,

nous avons la beauté.

 

Il reste deux points d’eau à proximité.

Une source pas encore tarie et

un grand bassin de récupération

des eaux.

Nous sommes une dizaine à tirer dessus.

Nous nous sommes mis d’accord

pour ne prélever

que le strict nécessaire.

Les tensions s’avivent entre nous parfois.

Nous redoutons tous

l’assèchement de ces réservoirs.

Cela arrivera tôt ou tard,

mais le plus tard sera le mieux.

 

Parfois la nuit, je rêve d’une pluie torrentielle.

Un rideau dru et vertical s’abattant sur la mer,

les galets, les rues. Ma peau.

 

Dans mon songe, je marche seule,

l’eau ruisselle sur mes bras, dans mon cou,

mon tee-shirt trempé colle à ma poitrine.

Le torrent m’emplit la bouche

et des flaques se forment sous mes pieds.

Quelque chose renaît en moi.

Je regarde autour,

les arbres ont retrouvé des couleurs vives,

un vert tendre parcourt les tiges et les branches,

la végétation respire à nouveau.

Je me réveille alors en sueur.

Ce ne sont pas les gouttes de pluie

mais les larmes qui inondent mon visage.

J'EMBRASSE TA CHEVELURE​

Chère Ada,

 
La nuit est tombée, lourde, sur mon village.
 
Depuis des mois, je cherche à t’éloigner, je t’efface par petites touches, je gomme les contours de ton visage, de ta voix. Je me libère de toi.
Quand j’y parviens presque, tu ressurgis. Si je ne t’aimais pas autant, je dirais que tu es insupportable. Tu es celle qui revient quand on n’y croit plus.

Quand même, merci pour ta lettre. Je l’ai lue les cils humides. J’ai affiché l’enveloppe fleurie dans ma cuisine puis j’ai tout laissé en plan. Je n’ai pas songé à te résister, je me suis envolé vers toi.

Je me suis coulé dans une bague fine à ton doigt. Pas l’anneau doré qui a l’air d’une alliance. L’autre, aussi délicate, qui la surmonte, ornée d’une pierre transparente et biseautée qui fragmente la lumière. J’étais à ton doigt un jour durant.

Tu n’as pas senti ma présence.

J’étais avec toi chez la manucure. Tu peux être superficielle parfois. Amoureuse des éclats faciles, du brillant, du papier glacé.

Pourtant je t’ai entendu murmurer :

– Moi je n’aime pas les femmes trop soignées.

La manucure a sursauté :

– On n’est jamais trop soigné.

Tu as rétorqué :

– J’aime un maquillage léger, l’élégance raffinée, pour autant que cela ne vire pas à l’obsession, que cela ne masque pas un vide. Je crois aussi que le temps passé à se malaxer-botoxer le visage est du temps prélevé sur la tendresse.

La sophistication extrême révèle une faille, la crainte d’être soi, le besoin de se dissimuler derrière des paillettes. J’aime les femmes assez naturelles. Celles qui n’ont pas un deuxième visage sous la couche de fond de teint.

Et j’aime te voir décoiffée, les cheveux au vent sur ton vélo. C’est ainsi que tu es la plus intrépide, la plus sauvage, la plus séduisante.

J’ai vu ton émotion vive lorsque ta fille a évoqué la détresse psychologique de son amie. La souffrance de cette adolescente te transperce. Nos impuissances douloureuses.

Ta fille avait envie de parler. J’ai vu votre complicité renouvelée. Ton émotion encore lorsque vous avez évoqué Gaza et Isräel, ces déchirures qui défigurent le berceau de l’humanité.

Je ne sais pas pourquoi tu m’écris à nouveau, mais je sens qu’une douceur nouvelle éclot en toi… Je sais aussi que tes cyclones intérieurs peuvent se lever d’un instant à l’autre, imprévisibles. Serais-tu vexée si je te dis qu’avec le temps, tes tornades m’attendrissent?
J’ai fait mine de t’oublier, pourtant la magie de tes gestes demeure, sceau invisible.
 
Accroche-toi à la douceur.
 
J’embrassse ta chevelure, souple et soyeuse. Comment aurais-je pu en oublier la couleur ?
 
Theus