Viet Nam

Cher Theus,

 

Tu n’as pas répondu à ma dernière lettre, peu importe.

Tu étais assis à côté de moi au théâtre l’autre soir, je le sais. Cette façon que tu avais de bouger les jambes, dans ce corps de vieillard impatient. Tu n’as pas aimé la pièce. Moi aussi je m’ennuyais ferme, je n’avais pas la tête à écouter un long monologue. Te savoir tout proche m’a fait sourire et j’ai trouvé le temps moins long.

Parfois, j’aimerais avoir un ami imaginaire à l’esprit rebelle. Ce n’est pas un reproche, mais je te retrouve toujours dans des êtres calmes, en retrait, ou valétudinaires. Tu ne te mettrais pas au hip-hop ? J’adorerais. Pourquoi ne pas investir un slameur ou un rappeur? La parole comme une arme de jet. Ou alors tu pourrais être un grand voyageur,

Ces jours-ci, j’ai envie de tout plaquer. J’ai si longtemps été en mouvement que la sédentarité des dix dernières années commence à me peser. Me reconnaîtrais-tu en blondinette, tatouage à l’épaule, un gros sac sur le dos, disons… en Asie profonde ?

Je n’ai pas beaucoup voyagé en Asie, je connais seulement le Viet Nam. Je connais Hanoi, le quadrillage des petites rues du vieux quartier, le flot des mobylettes pétaradantes, la foule permanente qui colle aux côtes et aux fesses. Je me suis

fait pincer le sein dans cet amas d’humains. Les sales mômes en riaient de plaisir.

Les bâtisses décrépies et les échoppes où s’entassent nourriture et pacotilles, bouilloires, tongs, radiateurs, cacahuètes, parapluies. Les marchés aux épices odorantes et aux viandes putrides, qui soulèvent le cœur. Les bouges où j’ai mangé un phô délicieux au fond d’une cour, accroupie devant une table en plastique. Les cafards qui prospèrent dans les toilettes. L’humidité qui colle à la peau. La cinémathèque française qui projette des chorégraphies de l’étoile montante du ballet national, les militaires débonnaires mais aux aguets qui surveillent l’hôtel attenant et le parking à vélos.

Ce que je voudrais revoir avant de vieillir vraiment, c’est la région montagneuse du Nord. Les forêts primaires et les rivières difficiles à traverser en jeep, les villages reculés où les femmes se colorent les dents au noir de betel. Les serpents tués dans l’arrière-cour. L’eau à faire chauffer au bois pour se laver. Ecouter les jurons en vietnamien, les imprécations chuchotées contre un gouvernement totalitaire. Manger du liseron d’eau revenu à l’ail dans l’âtre d’une maison traditionnelle. M’entretenir avec le chef du village qui s’excuse de prendre les passeports pour en relever les numéros. Contempler les chutes d’eau à la frontière chinoise. Les petits lacs mystérieux, au milieu desquels de doux dingues se retirent pour mieux explorer leur philosophie propre, sagesse frottée à l’alcool de riz et au scolopendre macéré.

Dans les massifs calcaires en altitude, sentir le froid picoter le visage, le soir, et remonter l’édredon jusqu’au bout du nez. Des fenêtres sans vitrage dans les chambres. La fraîcheur de la montagne qui entre et tente de se faire un chemin jusqu’au ventre. Les doigts gelés à fourrer dans les plis les plus chauds du corps, les gargouillis dans le ventre après une orgie de nems.

C’est là-bas que j’ai envie d’être ce soir, pour commencer une année neuve.

Ada

J'EMBRASSE TA CHEVELURE​

Chère Ada,

 
La nuit est tombée, lourde, sur mon village.
 
Depuis des mois, je cherche à t’éloigner, je t’efface par petites touches, je gomme les contours de ton visage, de ta voix. Je me libère de toi.
Quand j’y parviens presque, tu ressurgis. Si je ne t’aimais pas autant, je dirais que tu es insupportable. Tu es celle qui revient quand on n’y croit plus.

Quand même, merci pour ta lettre. Je l’ai lue les cils humides. J’ai affiché l’enveloppe fleurie dans ma cuisine puis j’ai tout laissé en plan. Je n’ai pas songé à te résister, je me suis envolé vers toi.

Je me suis coulé dans une bague fine à ton doigt. Pas l’anneau doré qui a l’air d’une alliance. L’autre, aussi délicate, qui la surmonte, ornée d’une pierre transparente et biseautée qui fragmente la lumière. J’étais à ton doigt un jour durant.

Tu n’as pas senti ma présence.

J’étais avec toi chez la manucure. Tu peux être superficielle parfois. Amoureuse des éclats faciles, du brillant, du papier glacé.

Pourtant je t’ai entendu murmurer :

– Moi je n’aime pas les femmes trop soignées.

La manucure a sursauté :

– On n’est jamais trop soigné.

Tu as rétorqué :

– J’aime un maquillage léger, l’élégance raffinée, pour autant que cela ne vire pas à l’obsession, que cela ne masque pas un vide. Je crois aussi que le temps passé à se malaxer-botoxer le visage est du temps prélevé sur la tendresse.

La sophistication extrême révèle une faille, la crainte d’être soi, le besoin de se dissimuler derrière des paillettes. J’aime les femmes assez naturelles. Celles qui n’ont pas un deuxième visage sous la couche de fond de teint.

Et j’aime te voir décoiffée, les cheveux au vent sur ton vélo. C’est ainsi que tu es la plus intrépide, la plus sauvage, la plus séduisante.

J’ai vu ton émotion vive lorsque ta fille a évoqué la détresse psychologique de son amie. La souffrance de cette adolescente te transperce. Nos impuissances douloureuses.

Ta fille avait envie de parler. J’ai vu votre complicité renouvelée. Ton émotion encore lorsque vous avez évoqué Gaza et Isräel, ces déchirures qui défigurent le berceau de l’humanité.

Je ne sais pas pourquoi tu m’écris à nouveau, mais je sens qu’une douceur nouvelle éclot en toi… Je sais aussi que tes cyclones intérieurs peuvent se lever d’un instant à l’autre, imprévisibles. Serais-tu vexée si je te dis qu’avec le temps, tes tornades m’attendrissent?
J’ai fait mine de t’oublier, pourtant la magie de tes gestes demeure, sceau invisible.
 
Accroche-toi à la douceur.
 
J’embrassse ta chevelure, souple et soyeuse. Comment aurais-je pu en oublier la couleur ?
 
Theus