Cher Theus,
A l’heure où je t’écris, une mésange grignote des miettes de pain sur la terrasse, mon programme informatique rame et fait vrombir mon laptop, Bernard Lavilliers récite un poème de Baudelaire à la radio, le vernis à ongle durcit aux extrémités de mes pieds, les cartons de déménagement attendent de s’emplir. A l’heure où je t’écris, je voudrais être une femme déterminée, au regard clair, gestes amples et longues jambes. Ma traduction s’embourbe, les poils de mes bras dansotent dans le courant d’air qui traverse la cuisine. Le plancher craque et un enfant hurle dans la rue. Le Mont-Blanc est immobile, la bouilloire crachote sa vapeur chaude, mon coeur bat, mes paupières suivent les mouvements de mes globes oculaires, mes doigts tracent des mots. Un beau sentiment monte en moi comme une eau tranquille. Je suis un vase aux cheveux bruns, une vasque cuivrée au nez pointu. Je suis un réceptable et aujoud’hui ce qui monte en moi est transparent et précieux. Demain, ce sera peut-être une pâte visqueuse et putride, mais aujourd’hui je savoure cette eau-de-vie.
Parle-moi de cette femme qui fait irruption dans ta vie. Je ne ressens pas l’aiguillon de la jalousie. De la curiosité, plutôt. Notre relation est loin des ondes de séduction. Divertis-moi. Je suis si concentrée sur moi-même, ces jours. Chacun de mes pas me semble si crucial.
Je t’embrasse. Nul besoin de mon adresse physique, désormais nous pouvons nous fier aux voies moins explorées qui sont les nôtres.
Ada
Chère Ada,
Quand même, merci pour ta lettre. Je l’ai lue les cils humides. J’ai affiché l’enveloppe fleurie dans ma cuisine puis j’ai tout laissé en plan. Je n’ai pas songé à te résister, je me suis envolé vers toi.
Je me suis coulé dans une bague fine à ton doigt. Pas l’anneau doré qui a l’air d’une alliance. L’autre, aussi délicate, qui la surmonte, ornée d’une pierre transparente et biseautée qui fragmente la lumière. J’étais à ton doigt un jour durant.
Tu n’as pas senti ma présence.
J’étais avec toi chez la manucure. Tu peux être superficielle parfois. Amoureuse des éclats faciles, du brillant, du papier glacé.
Pourtant je t’ai entendu murmurer :
– Moi je n’aime pas les femmes trop soignées.
La manucure a sursauté :
– On n’est jamais trop soigné.
Tu as rétorqué :
– J’aime un maquillage léger, l’élégance raffinée, pour autant que cela ne vire pas à l’obsession, que cela ne masque pas un vide. Je crois aussi que le temps passé à se malaxer-botoxer le visage est du temps prélevé sur la tendresse.
La sophistication extrême révèle une faille, la crainte d’être soi, le besoin de se dissimuler derrière des paillettes. J’aime les femmes assez naturelles. Celles qui n’ont pas un deuxième visage sous la couche de fond de teint.
Et j’aime te voir décoiffée, les cheveux au vent sur ton vélo. C’est ainsi que tu es la plus intrépide, la plus sauvage, la plus séduisante.
J’ai vu ton émotion vive lorsque ta fille a évoqué la détresse psychologique de son amie. La souffrance de cette adolescente te transperce. Nos impuissances douloureuses.
Ta fille avait envie de parler. J’ai vu votre complicité renouvelée. Ton émotion encore lorsque vous avez évoqué Gaza et Isräel, ces déchirures qui défigurent le berceau de l’humanité.