Tenir un siège

Theus, mon Theus adoré,

Vous en êtes où en Espagne?
 
Ici, ça y est, on commence à piger. Se calfeutrer. Appeler les amis plutôt que les voir. Entretenir les contacts par téléphone, par messages. Eviter la présence physique mais soigner la vraie présence, celle qui compte et n’a pas besoin d’étreinte.
Les aînés, ceux que je dois soutenir, me soutiennent beaucoup. Ouh Ada doit se sentir seule, se disent-ils. Je reçois des messages quotidiens, des messages pleins d’entrain, bonne journée, lis cet article, écoute ce podcast de Musique Emoi, j’espère que tes filles sont en forme, que vous trouvez des occupations. Vous avez des DVD? Des BD? Et ces Pléiade de Julien Gracq que tu n’as jamais ouverts? Ces Cahiers de Lherne? Relis Giono, ça vaut le coup. Des idées de films à montrer aux enfants, Le Dernier Empereur, My Fair Lady, L’homme de Rio.
On se remet à parler au téléphone. D’habitude pas le temps, un message, dix messages, tout va bien oui, les enfants ont de bonnes notes, ça roule au bureau, demain j’irai skier, je vous embrasse, parer au plus pressé.
On se remet à parler de la pluie et du beau temps, de nos états d’âme, de la copine alitée depuis des mois, du regard calme et lumineux du prof de yoga, des voisins cons, des voisins sympas qui proposent de faire des courses. Le tissu des petites choses qui demandent à être dépiautées lentement comme un kaki trop mûr de fin d’été.
Ce qui me soutient le plus, ce sont les amis qui savent. Qui ont la belle clairvoyance, celle qui dégage mon horizon. Qui m’invitent à plonger dans ce gouffre insondable, l’isolement qui effraie parce qu’il est plein de ténèbres. S’y plonger pour dégager ce qui doit être sauvé.
Rester chez soi. Arrêter d’agir, de courir comme une bande de fous égarés. Regarder le ciel charrier ses nuages bleutés, parler au chat, travailloter. Je ne vis pas dans un studio, je ne suis pas caissière de supermarché, je ne fais pas partie du corps soignant, la vie m’est facile, en ces temps d’apocalypse. Le télétravail me permet de m’accrocher à une structure rassurante qui occupe l’esprit, au moins en surface.

En-dessous, tout s’agite. Mon esprit se rebelle. Mes envies de lire un roman de 400 pages s’éteignent. J’irai courir. Soudain besoin d’action, besoin de ruer dans les brancards, de m’ébrouer à l’air libre. Alors que le monde entier m’invite à ralentir. L’esprit est rebelle comme un jeune enfant.

Mon Theus chéri, je sais que tu aurais l’audace de venir me visiter. Je sais, tu pourrais être brin de romarin dans ma tisane, extrait d’origan dans les capsules que je viens d’acheter pour tenir un siège. Tenir un siège. Mais reste chez toi. Reste confiné. Sagement. Jusqu’à nos retrouvailles.

J’ai rencontré un homme. Il est fabuleux mais ne t’égalera jamais. Laissons la neige fondre, le printemps pousser ses germes tendres vers le ciel. Renvoyer le coronavirus dans le permafrost ou dans les limbes de l’inexistence, là où il appartient, dans le bas du bas, la fange.

Tenir un siège. Faire des réserves de patience et accepter de rester tapi derrière des sacs de sable. A regarder des séries et manger une bouillie de quinoa avec des brocolis et du parmesan,

Se dire que l’ennemi est là. C’est bien, enfin il s’est déclaré et on sait à peu près à quoi s’en tenir. Alors on change doucement de rythme. On rouvre de vieux livres de médecine quantique ou on regarde le plafond de sa chambre. On relit les vieux sages du Cachemire. On pleure quand on n’a pas l’amour qu’on désirait, on a tout le temps pour pleurer, aussi pour regarder les choses en face, et ces blessures à panser, lentement, dans un lieu calfeutré comme l’église de la Dormition.

Je t’embrasse, mon Theus chéri que je connais depuis les temps anciens, et je prends le monde dans mon embrassade, car il a besoin de beaucoup de tendresse.

Ada

J'EMBRASSE TA CHEVELURE​

Chère Ada,

 
La nuit est tombée, lourde, sur mon village.
 
Depuis des mois, je cherche à t’éloigner, je t’efface par petites touches, je gomme les contours de ton visage, de ta voix. Je me libère de toi.
Quand j’y parviens presque, tu ressurgis. Si je ne t’aimais pas autant, je dirais que tu es insupportable. Tu es celle qui revient quand on n’y croit plus.

Quand même, merci pour ta lettre. Je l’ai lue les cils humides. J’ai affiché l’enveloppe fleurie dans ma cuisine puis j’ai tout laissé en plan. Je n’ai pas songé à te résister, je me suis envolé vers toi.

Je me suis coulé dans une bague fine à ton doigt. Pas l’anneau doré qui a l’air d’une alliance. L’autre, aussi délicate, qui la surmonte, ornée d’une pierre transparente et biseautée qui fragmente la lumière. J’étais à ton doigt un jour durant.

Tu n’as pas senti ma présence.

J’étais avec toi chez la manucure. Tu peux être superficielle parfois. Amoureuse des éclats faciles, du brillant, du papier glacé.

Pourtant je t’ai entendu murmurer :

– Moi je n’aime pas les femmes trop soignées.

La manucure a sursauté :

– On n’est jamais trop soigné.

Tu as rétorqué :

– J’aime un maquillage léger, l’élégance raffinée, pour autant que cela ne vire pas à l’obsession, que cela ne masque pas un vide. Je crois aussi que le temps passé à se malaxer-botoxer le visage est du temps prélevé sur la tendresse.

La sophistication extrême révèle une faille, la crainte d’être soi, le besoin de se dissimuler derrière des paillettes. J’aime les femmes assez naturelles. Celles qui n’ont pas un deuxième visage sous la couche de fond de teint.

Et j’aime te voir décoiffée, les cheveux au vent sur ton vélo. C’est ainsi que tu es la plus intrépide, la plus sauvage, la plus séduisante.

J’ai vu ton émotion vive lorsque ta fille a évoqué la détresse psychologique de son amie. La souffrance de cette adolescente te transperce. Nos impuissances douloureuses.

Ta fille avait envie de parler. J’ai vu votre complicité renouvelée. Ton émotion encore lorsque vous avez évoqué Gaza et Isräel, ces déchirures qui défigurent le berceau de l’humanité.

Je ne sais pas pourquoi tu m’écris à nouveau, mais je sens qu’une douceur nouvelle éclot en toi… Je sais aussi que tes cyclones intérieurs peuvent se lever d’un instant à l’autre, imprévisibles. Serais-tu vexée si je te dis qu’avec le temps, tes tornades m’attendrissent?
J’ai fait mine de t’oublier, pourtant la magie de tes gestes demeure, sceau invisible.
 
Accroche-toi à la douceur.
 
J’embrassse ta chevelure, souple et soyeuse. Comment aurais-je pu en oublier la couleur ?
 
Theus