Theus, mon Theus adoré,
En-dessous, tout s’agite. Mon esprit se rebelle. Mes envies de lire un roman de 400 pages s’éteignent. J’irai courir. Soudain besoin d’action, besoin de ruer dans les brancards, de m’ébrouer à l’air libre. Alors que le monde entier m’invite à ralentir. L’esprit est rebelle comme un jeune enfant.
Mon Theus chéri, je sais que tu aurais l’audace de venir me visiter. Je sais, tu pourrais être brin de romarin dans ma tisane, extrait d’origan dans les capsules que je viens d’acheter pour tenir un siège. Tenir un siège. Mais reste chez toi. Reste confiné. Sagement. Jusqu’à nos retrouvailles.
J’ai rencontré un homme. Il est fabuleux mais ne t’égalera jamais. Laissons la neige fondre, le printemps pousser ses germes tendres vers le ciel. Renvoyer le coronavirus dans le permafrost ou dans les limbes de l’inexistence, là où il appartient, dans le bas du bas, la fange.
Se dire que l’ennemi est là. C’est bien, enfin il s’est déclaré et on sait à peu près à quoi s’en tenir. Alors on change doucement de rythme. On rouvre de vieux livres de médecine quantique ou on regarde le plafond de sa chambre. On relit les vieux sages du Cachemire. On pleure quand on n’a pas l’amour qu’on désirait, on a tout le temps pour pleurer, aussi pour regarder les choses en face, et ces blessures à panser, lentement, dans un lieu calfeutré comme l’église de la Dormition.
Je t’embrasse, mon Theus chéri que je connais depuis les temps anciens, et je prends le monde dans mon embrassade, car il a besoin de beaucoup de tendresse.
Ada
Chère Ada,
Quand même, merci pour ta lettre. Je l’ai lue les cils humides. J’ai affiché l’enveloppe fleurie dans ma cuisine puis j’ai tout laissé en plan. Je n’ai pas songé à te résister, je me suis envolé vers toi.
Je me suis coulé dans une bague fine à ton doigt. Pas l’anneau doré qui a l’air d’une alliance. L’autre, aussi délicate, qui la surmonte, ornée d’une pierre transparente et biseautée qui fragmente la lumière. J’étais à ton doigt un jour durant.
Tu n’as pas senti ma présence.
J’étais avec toi chez la manucure. Tu peux être superficielle parfois. Amoureuse des éclats faciles, du brillant, du papier glacé.
Pourtant je t’ai entendu murmurer :
– Moi je n’aime pas les femmes trop soignées.
La manucure a sursauté :
– On n’est jamais trop soigné.
Tu as rétorqué :
– J’aime un maquillage léger, l’élégance raffinée, pour autant que cela ne vire pas à l’obsession, que cela ne masque pas un vide. Je crois aussi que le temps passé à se malaxer-botoxer le visage est du temps prélevé sur la tendresse.
La sophistication extrême révèle une faille, la crainte d’être soi, le besoin de se dissimuler derrière des paillettes. J’aime les femmes assez naturelles. Celles qui n’ont pas un deuxième visage sous la couche de fond de teint.
Et j’aime te voir décoiffée, les cheveux au vent sur ton vélo. C’est ainsi que tu es la plus intrépide, la plus sauvage, la plus séduisante.
J’ai vu ton émotion vive lorsque ta fille a évoqué la détresse psychologique de son amie. La souffrance de cette adolescente te transperce. Nos impuissances douloureuses.
Ta fille avait envie de parler. J’ai vu votre complicité renouvelée. Ton émotion encore lorsque vous avez évoqué Gaza et Isräel, ces déchirures qui défigurent le berceau de l’humanité.