souvenirs des tranchées

Cher Theus,

 

Mon cœur s’évapore parfois. Il suffit d’une brume matinale sur l’Arve, il s’étiole, se fond dans l’air humide et disparaît.

 

Ne pas te voir. Pas te toucher. Pas te respirer. Nous nous écritons des lettres dignes des poilus. La Grande Guerre. Tracer des mots à l’encre, glisser dans le délié de l’écriture les élans de tendresse, vivre dans l’attente des retrouvailles, horizon inconnu. On dirait une dystopie, ou des temps reculés.

 

“Je ne sais pas quand je te serrerai contre moi, mon amant, mon amour”.

 

“J’ai bien reçu ton colis. Je vais bien malgré le froid. Je suis content que les enfants soient en bonne santé”.

 

“Veille bien sur les bêtes, mon aimée.”

 

“Nous aurons 15 hectolitres de plus de vin cette année, si Dieu le veut.”

Nos corps qui se ne se touchent plus, mon amour. Nos nuits froides. Nos bras le long du corps, nos mains qui ne se rejoignent plus lorsque nous marchons dans la rue. Disparue, l’odeur de ton shampoing. Envolée, la sensation de tes doigts sur ma cuisse. Et ce petit frisson dans le cou que provoquait ta main sur mes cheveux le matin, quand je me maquillais devant le miroir…

Chacun chez soi.

Mon coeur s’évapore parfois, mais c’est pour mieux te rejoindre.

Ada

J'EMBRASSE TA CHEVELURE​

Chère Ada,

 
La nuit est tombée, lourde, sur mon village.
 
Depuis des mois, je cherche à t’éloigner, je t’efface par petites touches, je gomme les contours de ton visage, de ta voix. Je me libère de toi.
Quand j’y parviens presque, tu ressurgis. Si je ne t’aimais pas autant, je dirais que tu es insupportable. Tu es celle qui revient quand on n’y croit plus.

Quand même, merci pour ta lettre. Je l’ai lue les cils humides. J’ai affiché l’enveloppe fleurie dans ma cuisine puis j’ai tout laissé en plan. Je n’ai pas songé à te résister, je me suis envolé vers toi.

Je me suis coulé dans une bague fine à ton doigt. Pas l’anneau doré qui a l’air d’une alliance. L’autre, aussi délicate, qui la surmonte, ornée d’une pierre transparente et biseautée qui fragmente la lumière. J’étais à ton doigt un jour durant.

Tu n’as pas senti ma présence.

J’étais avec toi chez la manucure. Tu peux être superficielle parfois. Amoureuse des éclats faciles, du brillant, du papier glacé.

Pourtant je t’ai entendu murmurer :

– Moi je n’aime pas les femmes trop soignées.

La manucure a sursauté :

– On n’est jamais trop soigné.

Tu as rétorqué :

– J’aime un maquillage léger, l’élégance raffinée, pour autant que cela ne vire pas à l’obsession, que cela ne masque pas un vide. Je crois aussi que le temps passé à se malaxer-botoxer le visage est du temps prélevé sur la tendresse.

La sophistication extrême révèle une faille, la crainte d’être soi, le besoin de se dissimuler derrière des paillettes. J’aime les femmes assez naturelles. Celles qui n’ont pas un deuxième visage sous la couche de fond de teint.

Et j’aime te voir décoiffée, les cheveux au vent sur ton vélo. C’est ainsi que tu es la plus intrépide, la plus sauvage, la plus séduisante.

J’ai vu ton émotion vive lorsque ta fille a évoqué la détresse psychologique de son amie. La souffrance de cette adolescente te transperce. Nos impuissances douloureuses.

Ta fille avait envie de parler. J’ai vu votre complicité renouvelée. Ton émotion encore lorsque vous avez évoqué Gaza et Isräel, ces déchirures qui défigurent le berceau de l’humanité.

Je ne sais pas pourquoi tu m’écris à nouveau, mais je sens qu’une douceur nouvelle éclot en toi… Je sais aussi que tes cyclones intérieurs peuvent se lever d’un instant à l’autre, imprévisibles. Serais-tu vexée si je te dis qu’avec le temps, tes tornades m’attendrissent?
J’ai fait mine de t’oublier, pourtant la magie de tes gestes demeure, sceau invisible.
 
Accroche-toi à la douceur.
 
J’embrassse ta chevelure, souple et soyeuse. Comment aurais-je pu en oublier la couleur ?
 
Theus