Écrire, ça m’a manqué. Pourtant, être dans la vie, c’est bien. S’immerger. Regarder ce qui vient. Se taire un peu. Bouger, sentir, ressentir, regarder, écouter. Sans forcément farder de mots les paupières des jours.
Débouler à Sezegnin au petit matin. Enfin presque. Mon vieux Scenic sénile refusait de s’ouvrir. Le message était pourtant simple: ouvrir. Les portières. Les yeux. Le cœur. Lui, le Scenic, faisait l’animal mort. Du moins fatigué. Très fatigué. Ok, j’ai compris. Ne pas s’énerver. Insister, mais en douceur. Enfin, il se détend, se déverrouille, se décapsule. J’y enfourne mon corps et celui de ma cadette. Nous partons à l’assaut de la campagne genevoise. Le printemps y est plus fringant qu’en ville. Plus vert. Plus sauvage. Plus terreux.
Arrivée au Creux du loup, je trouve le chemin cachoteux qui conduit aux terrains des Jardins de Cocagne, coopérative de maraîchage locale née en 1978. Presque le même âge que moi!
Savez-vous planter les choux ? Moi non. On me tend une cagette, je m’accroupis sous une serre, à côté des humains agrestes. Les rangées de saladine et de mizuka sont bien alignées, elles filent à l’infini, sous la bâche translucide. Le vert tendre s’imprime sur mes pupilles. Les feuilles de moutarde tirent sur le violet. Tout est bien ordonné. Des mains patientes ont disposé avec soin les semences pour que viennent les feuilles.
Ici, la terre est riche, et exempte de pesticides depuis des décennies. Tout de suite, j’ai ma place. J’apprends. Je détecte la mauvaise herbe à arracher, à laisser dans l’allée, c’est du mouron. J’essaie de ne pas m’accrocher aux mots, mais le mouron c’est le souci, le tourment, la mauvaise bile qui rend aigre et méchant. Alors, j’y vais, je l’arrache vigoureusement, la balance dans la terre meuble entre les lignes, le pousse-pousse viendra la ramasser. Je me coule dans le jargon. Je raconte un peu ma vie, mais seulement lorsqu’on me le demande. Cléa, mon rejeton enthousiaste, se concentre sur la tâche qui lui est confiée. La saladine, dans le cageot, le mouron dans la terre, à piétiner. Les muscles de mes cuisses commencent à tirer. Il paraît qu’il faut changer régulièrement de position. J’observe ces physionomies sèches, pas de graisse dans ces corps déjà gorgés de soleil.
On passe au cresson. Cléa roumègue un peu. C’est tout petit, ces feuilles. C’est pas facile à cueillir. Pourtant, sur le bout de la langue, c’est délicieux. Les jeunes gaillards ne sourient pas de nos maladresses. Ici, on est ensemble pour récolter. On s’applique. On fait de notre mieux. L’équipe est réduite, je m’étonne que les Jardins de Cocagne fonctionnent avec si peu de mains. Ils ont avec eux la persévérance, la connaissance du terrain et des plantes capricieuses.
Au bout de trois heures de cueillette, Cléa se rebelle et lâche l’affaire. Je souffre moi aussi mais je tiens bon. Mes fesses crient au supplice, un bon étirement yogistique serait bienvenu. Mais pas question de faire la chochotte, je cueille religieusement le cresson au poil lisse et frais. En suant à grosses gouttes. Il paraît qu’en été, dans les serres, c’est intenable. Je promets de revenir au moment des tomates par milliers, et je me vois déjà rougeaude, le souffle court, les joues aussi carmin que les tomates, à me pencher sur les plants lourds de fruits.
Mon souffle est plutôt régulier, là. Je le laisse onduler et j’ouvre ma cage thoracique. J’ai tant de choses à dire au monde des plantes. Je peux améliorer ma diction. Ne pas tout cracher d’un coup, prolonger mon expiration en propulsant mon message. Lorsque les rangées de cresson sont enfin dépouillées de leur tignasse hirsute, je profite du ras-le-bol de Cléa pour lancer le départ.
C’est pratique, une enfant. Je suis à bout de forces après une demi-journée de jardinage, mais hein, c’est elle qui n’en peut plus ! Ces êtres agricoles sont pacifiques et me laissent partir avant leur pause sans froncer le sourcil.
Nous emmenons dans notre Scenic sénile deux vers de terre, Raoul et Carlos, qui ont décidé de migrer (ok, on leur a un peu forcé la main). Ils vivront de belles aventures à Plainpalais, là-bas aussi il y a aussi de la terre et des fiestas de lombrics.
Chère Ada,
Quand même, merci pour ta lettre. Je l’ai lue les cils humides. J’ai affiché l’enveloppe fleurie dans ma cuisine puis j’ai tout laissé en plan. Je n’ai pas songé à te résister, je me suis envolé vers toi.
Je me suis coulé dans une bague fine à ton doigt. Pas l’anneau doré qui a l’air d’une alliance. L’autre, aussi délicate, qui la surmonte, ornée d’une pierre transparente et biseautée qui fragmente la lumière. J’étais à ton doigt un jour durant.
Tu n’as pas senti ma présence.
J’étais avec toi chez la manucure. Tu peux être superficielle parfois. Amoureuse des éclats faciles, du brillant, du papier glacé.
Pourtant je t’ai entendu murmurer :
– Moi je n’aime pas les femmes trop soignées.
La manucure a sursauté :
– On n’est jamais trop soigné.
Tu as rétorqué :
– J’aime un maquillage léger, l’élégance raffinée, pour autant que cela ne vire pas à l’obsession, que cela ne masque pas un vide. Je crois aussi que le temps passé à se malaxer-botoxer le visage est du temps prélevé sur la tendresse.
La sophistication extrême révèle une faille, la crainte d’être soi, le besoin de se dissimuler derrière des paillettes. J’aime les femmes assez naturelles. Celles qui n’ont pas un deuxième visage sous la couche de fond de teint.
Et j’aime te voir décoiffée, les cheveux au vent sur ton vélo. C’est ainsi que tu es la plus intrépide, la plus sauvage, la plus séduisante.
J’ai vu ton émotion vive lorsque ta fille a évoqué la détresse psychologique de son amie. La souffrance de cette adolescente te transperce. Nos impuissances douloureuses.
Ta fille avait envie de parler. J’ai vu votre complicité renouvelée. Ton émotion encore lorsque vous avez évoqué Gaza et Isräel, ces déchirures qui défigurent le berceau de l’humanité.