Plage

Chère Ada,

 

J’ai bien reçu ta lettre postée un jour d’exaspération profonde. Je suis certain que, depuis, les choses se sont mises en place dans ton nouveau lieu de vie. Et que l’or du soir qui tombe apaise ton cœur.

J’ai passé le week-end dans une station balnéaire. Dans le sable, le long du rivage, j’ai vu tes traces. C’était bien les tiennes, un petit 38, avec au bout, à moitié enfoui dans le sable, un foulard rouge, comme celui que tu portes souvent. Les pas bifurquaient vers la mer et y disparaissaient. Rien de tragique. Tes petites manies pour convoquer les esprits volants. Je sais que tu aimes flotter entre ciel et mer.

Ne te laisse pas griser, n’oublie pas de reprendre pied sur la terre ferme. De continuer à devenir toi. À couper, élaguer, disposer la vie autrement. Parfois je me dis que moi aussi je pourrais bien être écarté de ta route, mis au rebut gentiment, dans ce bel exercice de cisaille. Mais je n’y pense pas trop.

J’ai perdu mon bouquin dans le train, Just Kids de Patti Smith. J’en étais à la moitié… expérience atrocement frustrante. Je n’ai pas trouvé la moindre librairie ouverte de tout le week-end. Et je n’avais rien pris d’autre à lire.

La mer à l’automne est une délivrance. Oui, c’est un peu facile d’écrire ça. Les grandes villes sont une joie aussi, leur énergie fourmillante, le journal lu à l’arrache sur une terrasse, les cafés croissant dans les petits bistrots, les expos bondées du week-end: mon quotidien trépidant à Barça. Or ces jours-ci, je vieillis et je fatigue.

J’ai donc adoré le bord de mer déserté, avec ses enseignes closes, les manèges endormis, le cri sonore des mouettes et le ciel immense qui dévore tout. Dans ces espaces vides, j’oublie mes travaux de recherche, les subventions de l’Etat espagnol qui ne viennent pas, mes angoisses de fin de mois. Je redéploie mon ramage. Et comme toi, je me sens appelé par la douceur du ciel.

Les enfants m’attendent pour leurs devoirs.

Bien à toi,

Theus

J'EMBRASSE TA CHEVELURE​

Chère Ada,

 
La nuit est tombée, lourde, sur mon village.
 
Depuis des mois, je cherche à t’éloigner, je t’efface par petites touches, je gomme les contours de ton visage, de ta voix. Je me libère de toi.
Quand j’y parviens presque, tu ressurgis. Si je ne t’aimais pas autant, je dirais que tu es insupportable. Tu es celle qui revient quand on n’y croit plus.

Quand même, merci pour ta lettre. Je l’ai lue les cils humides. J’ai affiché l’enveloppe fleurie dans ma cuisine puis j’ai tout laissé en plan. Je n’ai pas songé à te résister, je me suis envolé vers toi.

Je me suis coulé dans une bague fine à ton doigt. Pas l’anneau doré qui a l’air d’une alliance. L’autre, aussi délicate, qui la surmonte, ornée d’une pierre transparente et biseautée qui fragmente la lumière. J’étais à ton doigt un jour durant.

Tu n’as pas senti ma présence.

J’étais avec toi chez la manucure. Tu peux être superficielle parfois. Amoureuse des éclats faciles, du brillant, du papier glacé.

Pourtant je t’ai entendu murmurer :

– Moi je n’aime pas les femmes trop soignées.

La manucure a sursauté :

– On n’est jamais trop soigné.

Tu as rétorqué :

– J’aime un maquillage léger, l’élégance raffinée, pour autant que cela ne vire pas à l’obsession, que cela ne masque pas un vide. Je crois aussi que le temps passé à se malaxer-botoxer le visage est du temps prélevé sur la tendresse.

La sophistication extrême révèle une faille, la crainte d’être soi, le besoin de se dissimuler derrière des paillettes. J’aime les femmes assez naturelles. Celles qui n’ont pas un deuxième visage sous la couche de fond de teint.

Et j’aime te voir décoiffée, les cheveux au vent sur ton vélo. C’est ainsi que tu es la plus intrépide, la plus sauvage, la plus séduisante.

J’ai vu ton émotion vive lorsque ta fille a évoqué la détresse psychologique de son amie. La souffrance de cette adolescente te transperce. Nos impuissances douloureuses.

Ta fille avait envie de parler. J’ai vu votre complicité renouvelée. Ton émotion encore lorsque vous avez évoqué Gaza et Isräel, ces déchirures qui défigurent le berceau de l’humanité.

Je ne sais pas pourquoi tu m’écris à nouveau, mais je sens qu’une douceur nouvelle éclot en toi… Je sais aussi que tes cyclones intérieurs peuvent se lever d’un instant à l’autre, imprévisibles. Serais-tu vexée si je te dis qu’avec le temps, tes tornades m’attendrissent?
J’ai fait mine de t’oublier, pourtant la magie de tes gestes demeure, sceau invisible.
 
Accroche-toi à la douceur.
 
J’embrassse ta chevelure, souple et soyeuse. Comment aurais-je pu en oublier la couleur ?
 
Theus