Petites-Dalles, Normandie

Valétudinaire. Non mais tu te fous de moi !

Calme et en retrait. Tu t’es vue ?

Tu n’es pas extravertie, que je sache ? Je ne te connais pas en party animal monopolisant le dance floor, ni en Nicole Ferroni étouffant de rire son public.

Change de visage, le mien évoluera peut-être. Choisis une autre coiffe, il y a tant de chapeaux à essayer, ébouriffe ta crinière, laisse s’exprimer ta folie et ton essence véritable, au lieu de me suggérer des façons d’être. Embrasse tes différentes facettes et ris de toi. Je suis ton reflet, en quelque sorte. Je suis le compagnon imaginaire que tu mérites.

Et puis, ce vieillard, au théâtre, l’autre soir, c’était un sacré gaillard. La parole caustique, le verbe fanfaron. Tu ne l’as même pas abordé.

Mon voyage, loin de l’Asie, c’est la Normandie. Je loue une maisonnette aux Petites-Dalles, cette station balnéaire dont Maylis de Kérangal parle au début de Réparer les vivants. Le ciel est gris comme le pelage d’un vieux grizzli et une pluie fine m’arrose dès que je pointe le nez dehors. Il n’y a pas d’épicerie dans le village, j’ai une demi-heure de marche à pied pour aller me ravitailler à Sassetot-le-Mauconduit. Je vais me promener sur les gros galets inégaux à marée basse et, les écouteurs sur les oreilles, j’observe longuement la mer, déchaînée, une vraie diablesse ces derniers jours. Le poêle à bois tire bien, il y a plein de vieux bouquins dans la maison, des Conrad, des Henry de Monfreid, des Giono. Ambiance balnéaire hors saison. Tu adorerais. Voilà pour ma carte postale.

Dans une de tes lettres, tu me demandais de te parler de cette femme qui avait fait irruption dans ma vie. Pour être honnête, je ne sais pas si elle fait encore partie de ma vie. Je l’attends ici. Nous devions nous retrouver aux Petites-Dalles. La date n’était pas précisée. Je doute qu’elle me rejoigne. Mais je ne veux pas faire dépendre mon bonheur de ce rendez-vous.

Ce soir, je lis Le Chant du Monde

« Subitement il fit très froid. Antonio sentit que sa lèvre gelait. Il renifla. Le vent sonna plus profond ; sa voix s’abaissait puis montait. Des arbres parlèrent ; au-dessus des arbres le vent passa en ronflant sourdement. Il y avait des moments de grand silence, puis les chênes parlaient, puis les saules, puis les aulnes ; les peupliers sifflaient de gauche et de droite comme des queues de chevaux, puis tout d’un coup ils se taisaient tous. Alors, la nuit gémissait tout doucement au fond du silence. »

C’est presque toujours bon et facile, Giono.

Change de coiffe, te dis-je !

Affectueusement,

Theus

J'EMBRASSE TA CHEVELURE​

Chère Ada,

 
La nuit est tombée, lourde, sur mon village.
 
Depuis des mois, je cherche à t’éloigner, je t’efface par petites touches, je gomme les contours de ton visage, de ta voix. Je me libère de toi.
Quand j’y parviens presque, tu ressurgis. Si je ne t’aimais pas autant, je dirais que tu es insupportable. Tu es celle qui revient quand on n’y croit plus.

Quand même, merci pour ta lettre. Je l’ai lue les cils humides. J’ai affiché l’enveloppe fleurie dans ma cuisine puis j’ai tout laissé en plan. Je n’ai pas songé à te résister, je me suis envolé vers toi.

Je me suis coulé dans une bague fine à ton doigt. Pas l’anneau doré qui a l’air d’une alliance. L’autre, aussi délicate, qui la surmonte, ornée d’une pierre transparente et biseautée qui fragmente la lumière. J’étais à ton doigt un jour durant.

Tu n’as pas senti ma présence.

J’étais avec toi chez la manucure. Tu peux être superficielle parfois. Amoureuse des éclats faciles, du brillant, du papier glacé.

Pourtant je t’ai entendu murmurer :

– Moi je n’aime pas les femmes trop soignées.

La manucure a sursauté :

– On n’est jamais trop soigné.

Tu as rétorqué :

– J’aime un maquillage léger, l’élégance raffinée, pour autant que cela ne vire pas à l’obsession, que cela ne masque pas un vide. Je crois aussi que le temps passé à se malaxer-botoxer le visage est du temps prélevé sur la tendresse.

La sophistication extrême révèle une faille, la crainte d’être soi, le besoin de se dissimuler derrière des paillettes. J’aime les femmes assez naturelles. Celles qui n’ont pas un deuxième visage sous la couche de fond de teint.

Et j’aime te voir décoiffée, les cheveux au vent sur ton vélo. C’est ainsi que tu es la plus intrépide, la plus sauvage, la plus séduisante.

J’ai vu ton émotion vive lorsque ta fille a évoqué la détresse psychologique de son amie. La souffrance de cette adolescente te transperce. Nos impuissances douloureuses.

Ta fille avait envie de parler. J’ai vu votre complicité renouvelée. Ton émotion encore lorsque vous avez évoqué Gaza et Isräel, ces déchirures qui défigurent le berceau de l’humanité.

Je ne sais pas pourquoi tu m’écris à nouveau, mais je sens qu’une douceur nouvelle éclot en toi… Je sais aussi que tes cyclones intérieurs peuvent se lever d’un instant à l’autre, imprévisibles. Serais-tu vexée si je te dis qu’avec le temps, tes tornades m’attendrissent?
J’ai fait mine de t’oublier, pourtant la magie de tes gestes demeure, sceau invisible.
 
Accroche-toi à la douceur.
 
J’embrassse ta chevelure, souple et soyeuse. Comment aurais-je pu en oublier la couleur ?
 
Theus