Les orteils en éventail

Hey Ada,

Ma douce, ma jamais flétrie, mon infatigable, mon amour imaginaire et sacré, rien ne se consumera jamais entre nous.
Tes moments de désespoir me touchent, pourtant je ne ressens pas le besoin pressant de te cajoler. Je sais que tu retrouves vite la flamme. Que tes montagnes russes t’emmènent très bas et très haut.

Tu as pour toi le verbe, le silence, le rire (tu as tellement fait rire ton esthéticienne l’autre jour – j’étais là, en bloc de cire dépilatoire, ok c’est spécial comme présence). Tu as pour toi l’envie de voyager seule, les concertos brandebourgeois et les cantates de Scarlatti. Nick Cave, les Blonde Redhead et Kate Bush. Je ne sais pas ce qui cloche chez toi. Peut-être un manque de structure. Non, en fait c’est pas si grave, ça, ce qui te plombe, c’est le sentiment constant d’être mal aimée, mal traitée, pas à ta place. C’est ton boulet. Alors que tu es aimée. Tu reçois beaucoup d’amour.

C’est à l’intérieur de toi qu’il y a du dissonant. Et c’est à l’intérieur de toi que tu peux agir. Selon moi, c’est le seul levier. La seule manière de repousser les malotrus, pas autrement.

On s’en fout que tu n’appartiennes à aucun monde, que tu ne rentres dans aucune case. Ce qui pèche, c’est que tu te sentes étrangère partout. Le but que tu dois te fixer, c’est de te sentir partout chez toi. Dans un camp de migrants, dans une soirée littéraire, dans une réunion d’école, dans un meeting politique ou dans un match de hockey. Chez ton ex, devant une assemblée de Vikings, face à un Klaus Kinski vitupérant.

Détends-toi. Un bouquin, une tisane ou un verre de Cahors, de grosses chaussettes. Le monde est exsangue, mais il peut être douillet par moments.

Je t’embrasse et te caresse les orteils, que tu devrais avoir en éventail.

Theus

J'EMBRASSE TA CHEVELURE​

Chère Ada,

 
La nuit est tombée, lourde, sur mon village.
 
Depuis des mois, je cherche à t’éloigner, je t’efface par petites touches, je gomme les contours de ton visage, de ta voix. Je me libère de toi.
Quand j’y parviens presque, tu ressurgis. Si je ne t’aimais pas autant, je dirais que tu es insupportable. Tu es celle qui revient quand on n’y croit plus.

Quand même, merci pour ta lettre. Je l’ai lue les cils humides. J’ai affiché l’enveloppe fleurie dans ma cuisine puis j’ai tout laissé en plan. Je n’ai pas songé à te résister, je me suis envolé vers toi.

Je me suis coulé dans une bague fine à ton doigt. Pas l’anneau doré qui a l’air d’une alliance. L’autre, aussi délicate, qui la surmonte, ornée d’une pierre transparente et biseautée qui fragmente la lumière. J’étais à ton doigt un jour durant.

Tu n’as pas senti ma présence.

J’étais avec toi chez la manucure. Tu peux être superficielle parfois. Amoureuse des éclats faciles, du brillant, du papier glacé.

Pourtant je t’ai entendu murmurer :

– Moi je n’aime pas les femmes trop soignées.

La manucure a sursauté :

– On n’est jamais trop soigné.

Tu as rétorqué :

– J’aime un maquillage léger, l’élégance raffinée, pour autant que cela ne vire pas à l’obsession, que cela ne masque pas un vide. Je crois aussi que le temps passé à se malaxer-botoxer le visage est du temps prélevé sur la tendresse.

La sophistication extrême révèle une faille, la crainte d’être soi, le besoin de se dissimuler derrière des paillettes. J’aime les femmes assez naturelles. Celles qui n’ont pas un deuxième visage sous la couche de fond de teint.

Et j’aime te voir décoiffée, les cheveux au vent sur ton vélo. C’est ainsi que tu es la plus intrépide, la plus sauvage, la plus séduisante.

J’ai vu ton émotion vive lorsque ta fille a évoqué la détresse psychologique de son amie. La souffrance de cette adolescente te transperce. Nos impuissances douloureuses.

Ta fille avait envie de parler. J’ai vu votre complicité renouvelée. Ton émotion encore lorsque vous avez évoqué Gaza et Isräel, ces déchirures qui défigurent le berceau de l’humanité.

Je ne sais pas pourquoi tu m’écris à nouveau, mais je sens qu’une douceur nouvelle éclot en toi… Je sais aussi que tes cyclones intérieurs peuvent se lever d’un instant à l’autre, imprévisibles. Serais-tu vexée si je te dis qu’avec le temps, tes tornades m’attendrissent?
J’ai fait mine de t’oublier, pourtant la magie de tes gestes demeure, sceau invisible.
 
Accroche-toi à la douceur.
 
J’embrassse ta chevelure, souple et soyeuse. Comment aurais-je pu en oublier la couleur ?
 
Theus