Ada a un truc important à dire ce matin. Elle ne sait pas par où commencer. Elle ne sait pas, elle ne veut pas être frontale. Laisser courir l’encre violette sur le papier fin.
Il y a le plaisir d’être à deux, de nouer des complicités, de laisser grandir des motifs intimes sur des tissus inconnus.
Il y a le plaisir de sentir une connivence gonfler ses voiles, naturellement. Des non-dits qui nourrissent l’échange.
Piteuse image des hommes alors, eux qui peuvent être si souverains, si rationnels, parfois même sages, qui savent compartimenter l’affect et les technicités de la vie pratique ou leurs impérieux besoins d’indépendance. Pour ne pas grimacer ou hoqueter de dégoût, rions de cette chair malmenée par la voracité du désir.
Je ne peux pas parler au nom des autres femmes. Mais mon chemin se veut clair. Une embrassade est une embrassade. Une invitation à dîner est un déploiement du cœur, une envie de partager une salade, le pain chrétien, des confidences, une vision du monde ou de franches rigolades. Et ne nous demandez pas le rôti cuit à point, vieux ringards.
Hommes que j’aime, vous entendrez ma diatribe avec discernement et vous ne vous sentirez pas visés par mes appels de sirène aux écailles un peu dures.
Un peu dures, les écailles. C’est que je pose mes limites, pour agrandir mon territoire.
Je ne peux m’empêcher de penser à toutes les lignées de femmes qui m’ont précédée et ont enduré, par souci des convenances, par empathie, ou juste parce que c’était ainsi. No way to escape.
Je ne peux m’empêcher de penser à ma grand-mère. Qui reste un des êtres que j’aime le plus au monde. Elle a toléré jusqu’à un certain point, puis a su dire non. Irradiation d’amour. Ses enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants aimaient se rassembler dans son halo à Noël et à Pâques. Pâques approche, et j’aimerais sentir sa peau douce et parcheminée de vieille femme sous mes doigts. »
Ada referme son agenda. Depuis qu’elle s’est offert un calepin en guise de calendrier, elle retrouve le plaisir d’écrire à la main. Elle avale le fond de café refroidi, attrape ses clefs, son sac à dos, son casque de vélo. S’élance.
Chère Ada,
Quand même, merci pour ta lettre. Je l’ai lue les cils humides. J’ai affiché l’enveloppe fleurie dans ma cuisine puis j’ai tout laissé en plan. Je n’ai pas songé à te résister, je me suis envolé vers toi.
Je me suis coulé dans une bague fine à ton doigt. Pas l’anneau doré qui a l’air d’une alliance. L’autre, aussi délicate, qui la surmonte, ornée d’une pierre transparente et biseautée qui fragmente la lumière. J’étais à ton doigt un jour durant.
Tu n’as pas senti ma présence.
J’étais avec toi chez la manucure. Tu peux être superficielle parfois. Amoureuse des éclats faciles, du brillant, du papier glacé.
Pourtant je t’ai entendu murmurer :
– Moi je n’aime pas les femmes trop soignées.
La manucure a sursauté :
– On n’est jamais trop soigné.
Tu as rétorqué :
– J’aime un maquillage léger, l’élégance raffinée, pour autant que cela ne vire pas à l’obsession, que cela ne masque pas un vide. Je crois aussi que le temps passé à se malaxer-botoxer le visage est du temps prélevé sur la tendresse.
La sophistication extrême révèle une faille, la crainte d’être soi, le besoin de se dissimuler derrière des paillettes. J’aime les femmes assez naturelles. Celles qui n’ont pas un deuxième visage sous la couche de fond de teint.
Et j’aime te voir décoiffée, les cheveux au vent sur ton vélo. C’est ainsi que tu es la plus intrépide, la plus sauvage, la plus séduisante.
J’ai vu ton émotion vive lorsque ta fille a évoqué la détresse psychologique de son amie. La souffrance de cette adolescente te transperce. Nos impuissances douloureuses.
Ta fille avait envie de parler. J’ai vu votre complicité renouvelée. Ton émotion encore lorsque vous avez évoqué Gaza et Isräel, ces déchirures qui défigurent le berceau de l’humanité.