Cher Theus,
Le monde se consume. Nous nous consumons à petit feu. Les forêts primaires brûlent, les jaguars, les tapirs, les tamarins brûlent, nous brûlons. L’après-soleil c’est de la pub à deux balles. Ce qui est brûlé ne se reconstitue pas. L’épiderme, la forêt, l’amour. Quand c’est foutu, c’est foutu.
Quand on ne s’aime plus, on apprend à être seul. Plus seul que seul. On apprend le vertige d’être soi. On apprend à rentrer à la maison avec ses mille turpitudes du jour et à en faire une pelote grise. On apprend à vivre sans la joie simple de se prendre dans les bras, sans les regards complices que nous nous jetions dans les soirées entre amis. Sans l’autre qui veille sur soi. Pauvre peau sans protecteur, sans tendresse facile, nul ne te caressera plus machinalement au moment de l’endormissement. Tout ce qui était contraignant dans les contacts épidermiques disparaît, plus personne en train de bosser sur son ordinateur dans ton lit, plus personne qui prenne trop de temps sous ta douche, plus personne qui réclame son dû de sensualité hebdomadaire. Ce qui est calciné n’est plus là.
Notre amour se consume et je n’ai pas d’idée sur la marche à suivre, Quand l’amour a flambé, il reste la parole agressive, le mot dur qui décharge dans l’instant mais ne déleste pas. C’est que la braise rougeoie encore, me dis-je. Elle s’éteindra.
Mais sur la terre brûlée, on fait quoi?
Ada
Chère Ada,
Quand même, merci pour ta lettre. Je l’ai lue les cils humides. J’ai affiché l’enveloppe fleurie dans ma cuisine puis j’ai tout laissé en plan. Je n’ai pas songé à te résister, je me suis envolé vers toi.
Je me suis coulé dans une bague fine à ton doigt. Pas l’anneau doré qui a l’air d’une alliance. L’autre, aussi délicate, qui la surmonte, ornée d’une pierre transparente et biseautée qui fragmente la lumière. J’étais à ton doigt un jour durant.
Tu n’as pas senti ma présence.
J’étais avec toi chez la manucure. Tu peux être superficielle parfois. Amoureuse des éclats faciles, du brillant, du papier glacé.
Pourtant je t’ai entendu murmurer :
– Moi je n’aime pas les femmes trop soignées.
La manucure a sursauté :
– On n’est jamais trop soigné.
Tu as rétorqué :
– J’aime un maquillage léger, l’élégance raffinée, pour autant que cela ne vire pas à l’obsession, que cela ne masque pas un vide. Je crois aussi que le temps passé à se malaxer-botoxer le visage est du temps prélevé sur la tendresse.
La sophistication extrême révèle une faille, la crainte d’être soi, le besoin de se dissimuler derrière des paillettes. J’aime les femmes assez naturelles. Celles qui n’ont pas un deuxième visage sous la couche de fond de teint.
Et j’aime te voir décoiffée, les cheveux au vent sur ton vélo. C’est ainsi que tu es la plus intrépide, la plus sauvage, la plus séduisante.
J’ai vu ton émotion vive lorsque ta fille a évoqué la détresse psychologique de son amie. La souffrance de cette adolescente te transperce. Nos impuissances douloureuses.
Ta fille avait envie de parler. J’ai vu votre complicité renouvelée. Ton émotion encore lorsque vous avez évoqué Gaza et Isräel, ces déchirures qui défigurent le berceau de l’humanité.