Laisser couler le jus du monde dans mon paysage intime

L’air se densifie, se peuple de martinets chanteurs. Quand la lumière printanière jaillit du ciel, on ouvre les fenêtres, les sons de la rue parviennent différemment aux oreilles, ça pépie, ça bruisse, ça vrombit, ça tinte, ça claironne, ça agite des clefs, ça raconte sa vie, ça lance des cris enthousiastes. Le goudron de la rue me renvoie une clameur douce.Mon corps m’est rendu à l’orée du printemps. Je sors d’une torpeur. Ça décoince, ça débloque, ça débugue, ça dézippe, ça déploie en émettant de petits sons furtifs. Il faut tendre l’oreille.

J’ouvre grand les yeux. La vie culturelle sort son plumage de saison nouvelle. Les concerts et les lectures parsèment la ville, les amis, les amants se donnent rendez-vous au conservatoire pour écouter du piano, au parc des Bastions pour faire du roller, aux Bains des Pâquis pour cueillir des poèmes déclamés. Le Printemps de la poésie donnera bientôt son petit air guilleret à Genève. Différents lieux, différentes voix. Je ne me sens pas tiraillée. Je fais mes choix. Me retire du monde lorsque cela m’est nécessaire. Et m’assieds dans l’assistance lorsque j’en ressens l’envie.

Samedi dernier, dans le cadre de la Semaine de l’égalité, j’ai écouté Pinar Selek parler de littérature à la Bibliothèque de la Cité. Pinar Selek, c’est cette femme turque militante, au regard tendre. Et rieur aussi. Cette écrivaine militante, pacifiste et féministe, poursuivie en justice depuis 19 ans pour des crimes insensés, qu’elle n’a pas commis. Elle a beau être installée à Nice, y enseigner, avoir quitté la Turquie, cette procédure la suit comme un cauchemar kafkaïen. Plusieurs appels. La prison et la torture ne l’ont pas fait plier.

Un conseil lui a été donné en prison : ne pense pas à ton procès, concentre-toi sur ton présent, sur ce que tu peux faire ici, maintenant. C’est ce qu’elle fait avec grâce, avec passion et enthousiasme, avec fougue. Cette femme sourit, joue avec des personnages dans ses romans, s’échappe dans la fiction tout en y déployant un outillage sociologique perfectionné. Parce que sa détermination est grande, et sa paix intérieure irradie.

Je me concentre sur mon présent. Ici et maintenant. Les bourgeons. Les premiers jus fruités en terrasse. Le soleil sur la Plaine de Plainpalais constelle mes joues de taches de rousseur. Ma respiration se fait régulière, quelque chose se pacifie et se renforce à l’intérieur de moi.

Toujours aller et venir entre l’intérieur et l’extérieur, laisser couler le jus du monde dans mon paysage intime. Ne pas s’enfermer dans l’idiosyncrasie.

J’écoute la radio. Je lis le journal sur le balcon. Le pouls du monde est saccadé. Le printemps n’anéantit pas la misère. La percée des primevères allège le fardeau des sans-abris mais ne défait pas les nœuds compliqués de l’exil. Ragaillardit-elle les cœurs des électeurs français? Bientôt, une nouvelle page s’écrira. Le choix du plus grand nombre sera-t-il généreux, sera-t-il dénué de peurs ? Les défaitistes agiront-ils? Gageons que le citoyen se sentira concerné par le “bien de la Cité” planétaire.

Alors oui, le printemps gonfle nos espoirs, colore nos joues. Le monde est plein d’orages, mais je ne détournerai pas mon regard. Le reflet qu’il me renvoie est complexe : des tracés lumineux et des parts d’ombre, délicatement enchevêtrés.

J'EMBRASSE TA CHEVELURE​

Chère Ada,

 
La nuit est tombée, lourde, sur mon village.
 
Depuis des mois, je cherche à t’éloigner, je t’efface par petites touches, je gomme les contours de ton visage, de ta voix. Je me libère de toi.
Quand j’y parviens presque, tu ressurgis. Si je ne t’aimais pas autant, je dirais que tu es insupportable. Tu es celle qui revient quand on n’y croit plus.

Quand même, merci pour ta lettre. Je l’ai lue les cils humides. J’ai affiché l’enveloppe fleurie dans ma cuisine puis j’ai tout laissé en plan. Je n’ai pas songé à te résister, je me suis envolé vers toi.

Je me suis coulé dans une bague fine à ton doigt. Pas l’anneau doré qui a l’air d’une alliance. L’autre, aussi délicate, qui la surmonte, ornée d’une pierre transparente et biseautée qui fragmente la lumière. J’étais à ton doigt un jour durant.

Tu n’as pas senti ma présence.

J’étais avec toi chez la manucure. Tu peux être superficielle parfois. Amoureuse des éclats faciles, du brillant, du papier glacé.

Pourtant je t’ai entendu murmurer :

– Moi je n’aime pas les femmes trop soignées.

La manucure a sursauté :

– On n’est jamais trop soigné.

Tu as rétorqué :

– J’aime un maquillage léger, l’élégance raffinée, pour autant que cela ne vire pas à l’obsession, que cela ne masque pas un vide. Je crois aussi que le temps passé à se malaxer-botoxer le visage est du temps prélevé sur la tendresse.

La sophistication extrême révèle une faille, la crainte d’être soi, le besoin de se dissimuler derrière des paillettes. J’aime les femmes assez naturelles. Celles qui n’ont pas un deuxième visage sous la couche de fond de teint.

Et j’aime te voir décoiffée, les cheveux au vent sur ton vélo. C’est ainsi que tu es la plus intrépide, la plus sauvage, la plus séduisante.

J’ai vu ton émotion vive lorsque ta fille a évoqué la détresse psychologique de son amie. La souffrance de cette adolescente te transperce. Nos impuissances douloureuses.

Ta fille avait envie de parler. J’ai vu votre complicité renouvelée. Ton émotion encore lorsque vous avez évoqué Gaza et Isräel, ces déchirures qui défigurent le berceau de l’humanité.

Je ne sais pas pourquoi tu m’écris à nouveau, mais je sens qu’une douceur nouvelle éclot en toi… Je sais aussi que tes cyclones intérieurs peuvent se lever d’un instant à l’autre, imprévisibles. Serais-tu vexée si je te dis qu’avec le temps, tes tornades m’attendrissent?
J’ai fait mine de t’oublier, pourtant la magie de tes gestes demeure, sceau invisible.
 
Accroche-toi à la douceur.
 
J’embrassse ta chevelure, souple et soyeuse. Comment aurais-je pu en oublier la couleur ?
 
Theus