Bien chère Ada,
Je crois que tes filles sont des sioux, elles savent reconnaître les signaux de fumée. Fais-leur confiance. Avance avec elles, et ne te retourne pas trop en chemin pour t’apitoyer sur ce que tu laisses derrière. La vie est un jeu de piste.
Je sais tes troubles et des incertitudes, je sais tes envies de propager le bien comme une maladie féconde. Fleur bleue tu es spontanément. Tu as maintenant l’occasion de creuser ta galerie et d’aller vers ton ver luisant intérieur. Saisis cette chance.
Je suis toujours à Paris, j’arpente longuement la ville et je vois quelques femmes qui te ressemblent, pas beaucoup mais il y en a. Je vois ce qui les fait tanguer. Le regard d’un homme, une parole blessante, les pleurs d’un enfant. Défais-toi de cette fragilité, je te le souhaite, je te le demande. Et n’oublie pas que le monde bouge et grandit autour de toi. Rien n’est statique, le mouvement est immense, seul le silence du grand mécanisme peut laisser penser que tout est pétrifié.
Je bois une bière artisanale à Paris-Plage avant de rejoindre des amis noceurs. La nuit sera longue. Je ne parviens plus à lire ces temps-ci, comme si j’avais besoin de changer mes repères intellectuels et de trouver une littérature plus en phase avec mon nouveau moi. Il n’est pas très confortable d’évoluer, n’est-ce pas?
Je me suis mis à la peinture, en Espagne, et je découvre ici que c’est l’art pictural qui me donne le plus de joie, ces jours-ci. Je sors de mes revendications politiques et de mes mots béliers qui enfoncent les portes. Je suis allé voir les Nymphéas au Musée de l’Orangerie hier. J’ai toujours senti les installations d’art contemporain plus proches de mon vécu et de mon ressenti. Mais cette mare aux nénuphars m’a fait plonger ailleurs.
Tu auras su quels drames ont secoué la Catalogne ces derniers jours. Mes proches vont bien. Je ne suis pas plus secoué que ça. Nous n’en avons pas fini de voir ce sang versé.
Reste concentrée sur la piste,et les empreintes que d’autres, animaux ou humains, aux crocs aiguisés ou au coeur tendre, y ont déposées. C’est une voie étroite, mais je crois savoir que tu n’es pas la première à l’emprunter.
Bien à toi,
Theus
Chère Ada,
Quand même, merci pour ta lettre. Je l’ai lue les cils humides. J’ai affiché l’enveloppe fleurie dans ma cuisine puis j’ai tout laissé en plan. Je n’ai pas songé à te résister, je me suis envolé vers toi.
Je me suis coulé dans une bague fine à ton doigt. Pas l’anneau doré qui a l’air d’une alliance. L’autre, aussi délicate, qui la surmonte, ornée d’une pierre transparente et biseautée qui fragmente la lumière. J’étais à ton doigt un jour durant.
Tu n’as pas senti ma présence.
J’étais avec toi chez la manucure. Tu peux être superficielle parfois. Amoureuse des éclats faciles, du brillant, du papier glacé.
Pourtant je t’ai entendu murmurer :
– Moi je n’aime pas les femmes trop soignées.
La manucure a sursauté :
– On n’est jamais trop soigné.
Tu as rétorqué :
– J’aime un maquillage léger, l’élégance raffinée, pour autant que cela ne vire pas à l’obsession, que cela ne masque pas un vide. Je crois aussi que le temps passé à se malaxer-botoxer le visage est du temps prélevé sur la tendresse.
La sophistication extrême révèle une faille, la crainte d’être soi, le besoin de se dissimuler derrière des paillettes. J’aime les femmes assez naturelles. Celles qui n’ont pas un deuxième visage sous la couche de fond de teint.
Et j’aime te voir décoiffée, les cheveux au vent sur ton vélo. C’est ainsi que tu es la plus intrépide, la plus sauvage, la plus séduisante.
J’ai vu ton émotion vive lorsque ta fille a évoqué la détresse psychologique de son amie. La souffrance de cette adolescente te transperce. Nos impuissances douloureuses.
Ta fille avait envie de parler. J’ai vu votre complicité renouvelée. Ton émotion encore lorsque vous avez évoqué Gaza et Isräel, ces déchirures qui défigurent le berceau de l’humanité.