Chère Ada,
Ce matin, quand je me suis regardé dans le miroir de ma salle de bains, j’avais un cil sur la joue. J’ai fermé les yeux et j’ai fait semblant d’oublier de quel côté il se trouvait. J’ai fait un vœu et je me suis tapoté une pommette. La droite. Doucement, mais elle a rougi.
Je ne peux pas te dire mon vœu, sinon il ne se réalisera pas.
Ensuite une douche rapide et je me suis habillé. Jean, tee-shirt bleu marine. Puis j’ai invoqué Saint Antoine de Padoue comme mon grand-père, parce que j’avais égaré mes clefs et mes belles lunettes cerclées de doré. Je n’ai retrouvé que les clefs, mais c’était suffisant, je me débrouille avec mes vieilles lunettes pour ma journée à l’université.
J’ai repensé à la douceur de ce cil en pédalant sur mon vélo jaune. Et j’ai pensé à tes sourcils fournis que j’aime ébouriffer. Le ressenti soyeux sur le bout de mon index. Surtout ne t’épile jamais les sourcils comme le font certaines. Leur tissé en point de croix est si beau, si délicat.
Je me suis demandé si la douceur avait réinvesti ta vie. Si ton cœur était paisible. Je connais ses trous noirs. Je ne vais pas te rebalancer ma définition des trous noirs, comme je l’ai fait un après-midi sous un soleil de plomb, à Tel Aviv. Tu n’avais rien compris et ça t’avait agacée de ne rien comprendre. On avait fini par s’engueuler devant un plat d’houmous et une shakshuka épicée.
Sans vouloir prendre l’air docte que tu détestes chez moi, j’ai envie de te dire un truc important: selon Einstein, il est possible de voir les ondes lumineuses éjectées de l’autre côté du trou noir.
Moi qui connais tous les bombardements que ton cœur a essuyés, j’ai envie de te dire que de l’autre côté du trou noir il y a la fulgurance, l’éclat. Aie confiance et arrête avec ces peurs enfantines qui te freinent. Je ne suis que ton Theus adoré, mais je perçois tout.
Tu me manques souvent – je sais, tu n’aimes pas cette idée de manque, elle te révolte, je crois surtout que tu as peur qu’elle te rende faible et petite, asservie.
En fin de journée, après mes cours avec les doctorants astrophysiciens, j’ai eu envie de te rendre visite. Une fois de plus, tu ne m’as pas démasqué. J’étais la petite pierre fine serrée à ton poignet, la blanche que retient un fil rose et que tu portes depuis des semaines. Je t’ai vue t’échiner à relire un rapport, faire du café avec ta nouvelle cafetière Alessi, soupirer pendant les réunions en ligne. Tu m’as mordillé et j’ai aimé. Ça te déstressait. Je sais que tu es bouleversée ces jours-ci, j’ai vu ton émoi, j’ai vu tes craintes. Ta manière de faire comme si de rien n’était. Je t’ai vue dévaler des pentes blanches, sourire aux montagnes que tu aimes tant. Défais-toi de tes peurs, elles t’encombrent. Abandonne-toi à la douceur. En rien elle n’entrave ta détermination.
Theus
Chère Ada,
Quand même, merci pour ta lettre. Je l’ai lue les cils humides. J’ai affiché l’enveloppe fleurie dans ma cuisine puis j’ai tout laissé en plan. Je n’ai pas songé à te résister, je me suis envolé vers toi.
Je me suis coulé dans une bague fine à ton doigt. Pas l’anneau doré qui a l’air d’une alliance. L’autre, aussi délicate, qui la surmonte, ornée d’une pierre transparente et biseautée qui fragmente la lumière. J’étais à ton doigt un jour durant.
Tu n’as pas senti ma présence.
J’étais avec toi chez la manucure. Tu peux être superficielle parfois. Amoureuse des éclats faciles, du brillant, du papier glacé.
Pourtant je t’ai entendu murmurer :
– Moi je n’aime pas les femmes trop soignées.
La manucure a sursauté :
– On n’est jamais trop soigné.
Tu as rétorqué :
– J’aime un maquillage léger, l’élégance raffinée, pour autant que cela ne vire pas à l’obsession, que cela ne masque pas un vide. Je crois aussi que le temps passé à se malaxer-botoxer le visage est du temps prélevé sur la tendresse.
La sophistication extrême révèle une faille, la crainte d’être soi, le besoin de se dissimuler derrière des paillettes. J’aime les femmes assez naturelles. Celles qui n’ont pas un deuxième visage sous la couche de fond de teint.
Et j’aime te voir décoiffée, les cheveux au vent sur ton vélo. C’est ainsi que tu es la plus intrépide, la plus sauvage, la plus séduisante.
J’ai vu ton émotion vive lorsque ta fille a évoqué la détresse psychologique de son amie. La souffrance de cette adolescente te transperce. Nos impuissances douloureuses.
Ta fille avait envie de parler. J’ai vu votre complicité renouvelée. Ton émotion encore lorsque vous avez évoqué Gaza et Isräel, ces déchirures qui défigurent le berceau de l’humanité.