Mon Theus au coeur constant,
Oui, la douceur, je veux bien m’y abandonner. C’est vrai, je porte des poids inutiles. Je peux me délester. Mais où est la douceur, Theus? Où est-elle? Je la cherche. Je veux bien être forte, mais il n’y a personne pour me rassurer. La guerre fait rage, les humains désespèrent. Nous ne savons plus quels journaux lire, je ne sais plus à quels saints me vouer.
Saint Antoine persiste à bouder. Mes lunettes dorées ne sont pas réapparues, et un trousseau de clefs s’est fait la malle mystérieusement. Une bague d’oreille dorée m’a quand même été restituée ce matin, discrètement déposée sur un disque de Marc Aymon. Petit miracle. Je me raccroche à ça, ok.
Je sais que tu étais ce poisson jaune, l’autre soir, froissant l’eau avec légèreté dans le grand aquarium du bar à cocktails. Que crois-tu? Je t’ai démasqué. Tu observais tout, jusqu’à mes battements de cils devant ce ciel poussiéreux. Ma main sur ma cheville quand j’étais assise au comptoir, puis debout ma façon de me cambrer sur mes talons trop hauts. Mes fous rires entiers et ma tristesse vraie.
J’ai aimé sentir ta présence.
Nous discutions des médias en Russie et dans le monde. Des journalistes baillonnés, voire torturés. Pendant les périodes troubles, les journaux intimes sont d’habiles subterfuges pour contrer la censure, et leur analyse subjective peut être affutée, si percutante. Les ressentis de l’écrivain en disent long sur l’état du monde.
Je n’ai pas pu m’empêcher d’évoquer Jardins et routes d’Ernst Jünger, aussi ses Journaux de guerre. Qui disent en filigrane la montée du national-socialisme tandis que l’auteur décrit les menus insectes, les bourgeons d’un printemps qui revient malgré la noirceur du monde. Jusqu’où ira cette guerre? Jusqu’à nous? Suffisamment pour nous bousculer? Nous rappeler à quel point tout ce confort n’est rien?
Je faisais mine de suivre la conversation avec mes amis, mais tu m’obsédais, je te voyais pulser l’eau à travers les algues, jaune vif velouté sur bleu aquatique. Je me suis souvenue de nos ébats lents et tendres, de nos corps enlacés. De nos silences. De la douceur de ta langue dans ma bouche, aussi de nos nuits à marcher dans la ville éteinte. Ta main qui serrait fort la mienne et nos serments tacites qui laissaient l’avenir décider.
Ada
Chère Ada,
Quand même, merci pour ta lettre. Je l’ai lue les cils humides. J’ai affiché l’enveloppe fleurie dans ma cuisine puis j’ai tout laissé en plan. Je n’ai pas songé à te résister, je me suis envolé vers toi.
Je me suis coulé dans une bague fine à ton doigt. Pas l’anneau doré qui a l’air d’une alliance. L’autre, aussi délicate, qui la surmonte, ornée d’une pierre transparente et biseautée qui fragmente la lumière. J’étais à ton doigt un jour durant.
Tu n’as pas senti ma présence.
J’étais avec toi chez la manucure. Tu peux être superficielle parfois. Amoureuse des éclats faciles, du brillant, du papier glacé.
Pourtant je t’ai entendu murmurer :
– Moi je n’aime pas les femmes trop soignées.
La manucure a sursauté :
– On n’est jamais trop soigné.
Tu as rétorqué :
– J’aime un maquillage léger, l’élégance raffinée, pour autant que cela ne vire pas à l’obsession, que cela ne masque pas un vide. Je crois aussi que le temps passé à se malaxer-botoxer le visage est du temps prélevé sur la tendresse.
La sophistication extrême révèle une faille, la crainte d’être soi, le besoin de se dissimuler derrière des paillettes. J’aime les femmes assez naturelles. Celles qui n’ont pas un deuxième visage sous la couche de fond de teint.
Et j’aime te voir décoiffée, les cheveux au vent sur ton vélo. C’est ainsi que tu es la plus intrépide, la plus sauvage, la plus séduisante.
J’ai vu ton émotion vive lorsque ta fille a évoqué la détresse psychologique de son amie. La souffrance de cette adolescente te transperce. Nos impuissances douloureuses.
Ta fille avait envie de parler. J’ai vu votre complicité renouvelée. Ton émotion encore lorsque vous avez évoqué Gaza et Isräel, ces déchirures qui défigurent le berceau de l’humanité.