Le stratus a posé son masque gris sur Genève. Rues, immeubles, passants, cette huile recouvre tout. Je cherche la lumière qui filtre au travers du ciel. Derrière, le soleil est là. Il ne cesse pas d’être, comment le pourrait-il ? Juste de la matière, des particules entre lui et nous. Je ferme les yeux et visualise le jaune de l’astre. La neige saupoudre les montagnes, mais le froid brisant de janvier est passé. Ce matin, les martinets déroulent de discrètes vocalises de leurs gorges étroites. Que la luminosité me caresse, qu’elle promène son fil doré sur mes joues, sur mes mains non gantées. Ces jours-ci, j’aimerais avoir le Cœur Aventureux. Le cœur féroce et tendre. Prêt à tout. Mais calme.
Le Cœur Aventureux est une œuvre d’Ernst Jünger. Une compilation de textes poético-botaniques, disant la beauté des fleurs et leurs enseignements secrets, mêlant des rêves et des pensées éparses sur la marche du temps. Une contrée énigmatique, entre cauchemars effroyables suggérant la terreur du Troisième Reich et envoûtantes réflexions sur la flore et l’esprit.
Alors, c’est quoi, avoir le Cœur Aventureux ?
Je crois que c’est observer ces va-et-vient entre l’extérieur et l’intérieur. Je crois que c’est rester fidèle à son cœur. Explorer le monde, comme un Vasco de Gama voguant vers l’inconnu, sans attente folle. Le cœur plein.
Le péricarde ouvert, un peu sanguinolent.
Chercher à embrasser l’immensité, oui mais en demeurant attentif aux petites choses. Le cri du martinet. Les nuances de gris sur la ville en début de journée, la rage de l’enfant pour une broutille, les reproches d’un être aimé. Sentir les battements du sang dans les tempes. Se déployer. Pleurer. Espérer. Se taire. Observer le monde comme un reflet de son être intime.
“Je retrouve en tous lieux la semence des choses qui sont dans ma pensée.” Ernst Jünger
Je suis à ma table de travail et lève les yeux vers le Jura. Il me rassure. M’enserre de sa poitrine douce. Le soleil est là. Il ne cesse pas d’être. Comment le pourrait-il ?
Chère Ada,
Quand même, merci pour ta lettre. Je l’ai lue les cils humides. J’ai affiché l’enveloppe fleurie dans ma cuisine puis j’ai tout laissé en plan. Je n’ai pas songé à te résister, je me suis envolé vers toi.
Je me suis coulé dans une bague fine à ton doigt. Pas l’anneau doré qui a l’air d’une alliance. L’autre, aussi délicate, qui la surmonte, ornée d’une pierre transparente et biseautée qui fragmente la lumière. J’étais à ton doigt un jour durant.
Tu n’as pas senti ma présence.
J’étais avec toi chez la manucure. Tu peux être superficielle parfois. Amoureuse des éclats faciles, du brillant, du papier glacé.
Pourtant je t’ai entendu murmurer :
– Moi je n’aime pas les femmes trop soignées.
La manucure a sursauté :
– On n’est jamais trop soigné.
Tu as rétorqué :
– J’aime un maquillage léger, l’élégance raffinée, pour autant que cela ne vire pas à l’obsession, que cela ne masque pas un vide. Je crois aussi que le temps passé à se malaxer-botoxer le visage est du temps prélevé sur la tendresse.
La sophistication extrême révèle une faille, la crainte d’être soi, le besoin de se dissimuler derrière des paillettes. J’aime les femmes assez naturelles. Celles qui n’ont pas un deuxième visage sous la couche de fond de teint.
Et j’aime te voir décoiffée, les cheveux au vent sur ton vélo. C’est ainsi que tu es la plus intrépide, la plus sauvage, la plus séduisante.
J’ai vu ton émotion vive lorsque ta fille a évoqué la détresse psychologique de son amie. La souffrance de cette adolescente te transperce. Nos impuissances douloureuses.
Ta fille avait envie de parler. J’ai vu votre complicité renouvelée. Ton émotion encore lorsque vous avez évoqué Gaza et Isräel, ces déchirures qui défigurent le berceau de l’humanité.