Cette feuille de menthe entre les lèvres

Parfois je suis un souffle sur le pelage des chamois, ou la lumière déclinante sur les conifères. Le filet d’eau qui zigzague entre les herbes ou le cri de la marmotte qui appelle ses petits. J’ai appris à être l’invisible, à chuchoter à l’oreille des écureuils, à caresser les joues des enfants pendant la récréation et à fouetter le sang des championnes les jours de compétition. J’ai appris à flotter dans cet éther. À m’enrouler dans les souvenirs comme dans une laine chaude, puis à remonter en flèche vers une autre matière qui ne se palpe ni ne se nomme.

Je suis là. Je renoue aujourd’hui ce lien qui ne peut être coupé, juste se distendre. Je sais que le printemps t’a rendu la légèreté, je t’ai vu rire avec une femme à la bouche appétissante, un fruit rouge, j’ai senti l’air vibrer et onduler entre vous. Je suis là, sans envie ni attente. Mon coeur se raffermit. Et je crois que tu peux entrevoir entre nous une forme d’amitié sans âge. Sans désir.

L’orage m’a surprise ce soir et je suis rentrée trempée à l’appartement. J’avais envie de me rouler dans une prairie humide et de manger de l’herbe à pleine bouche. Me relever avec des auréoles de boue aux coudes et aux genoux. Je me sens en paix pour la première fois depuis longtemps.

Ada

J'EMBRASSE TA CHEVELURE​

Chère Ada,

 
La nuit est tombée, lourde, sur mon village.
 
Depuis des mois, je cherche à t’éloigner, je t’efface par petites touches, je gomme les contours de ton visage, de ta voix. Je me libère de toi.
Quand j’y parviens presque, tu ressurgis. Si je ne t’aimais pas autant, je dirais que tu es insupportable. Tu es celle qui revient quand on n’y croit plus.

Quand même, merci pour ta lettre. Je l’ai lue les cils humides. J’ai affiché l’enveloppe fleurie dans ma cuisine puis j’ai tout laissé en plan. Je n’ai pas songé à te résister, je me suis envolé vers toi.

Je me suis coulé dans une bague fine à ton doigt. Pas l’anneau doré qui a l’air d’une alliance. L’autre, aussi délicate, qui la surmonte, ornée d’une pierre transparente et biseautée qui fragmente la lumière. J’étais à ton doigt un jour durant.

Tu n’as pas senti ma présence.

J’étais avec toi chez la manucure. Tu peux être superficielle parfois. Amoureuse des éclats faciles, du brillant, du papier glacé.

Pourtant je t’ai entendu murmurer :

– Moi je n’aime pas les femmes trop soignées.

La manucure a sursauté :

– On n’est jamais trop soigné.

Tu as rétorqué :

– J’aime un maquillage léger, l’élégance raffinée, pour autant que cela ne vire pas à l’obsession, que cela ne masque pas un vide. Je crois aussi que le temps passé à se malaxer-botoxer le visage est du temps prélevé sur la tendresse.

La sophistication extrême révèle une faille, la crainte d’être soi, le besoin de se dissimuler derrière des paillettes. J’aime les femmes assez naturelles. Celles qui n’ont pas un deuxième visage sous la couche de fond de teint.

Et j’aime te voir décoiffée, les cheveux au vent sur ton vélo. C’est ainsi que tu es la plus intrépide, la plus sauvage, la plus séduisante.

J’ai vu ton émotion vive lorsque ta fille a évoqué la détresse psychologique de son amie. La souffrance de cette adolescente te transperce. Nos impuissances douloureuses.

Ta fille avait envie de parler. J’ai vu votre complicité renouvelée. Ton émotion encore lorsque vous avez évoqué Gaza et Isräel, ces déchirures qui défigurent le berceau de l’humanité.

Je ne sais pas pourquoi tu m’écris à nouveau, mais je sens qu’une douceur nouvelle éclot en toi… Je sais aussi que tes cyclones intérieurs peuvent se lever d’un instant à l’autre, imprévisibles. Serais-tu vexée si je te dis qu’avec le temps, tes tornades m’attendrissent?
J’ai fait mine de t’oublier, pourtant la magie de tes gestes demeure, sceau invisible.
 
Accroche-toi à la douceur.
 
J’embrassse ta chevelure, souple et soyeuse. Comment aurais-je pu en oublier la couleur ?
 
Theus