Mon cher Theus,
Ca y est, je suis dans les cartons jusqu’aux yeux. Je mets ma vie en boîte. Tu connais mon organisation légendaire. Je plie, je tasse, j’empile, je scotche, je pose des livres, des sacs dans un coin, mon classement est anarchique mais il est le mien. Je laisse aussi tout en plan lorsque les plaisirs m’appellent dehors.
Je laisse la vie m’emmener où elle le veut. Hier soir, j’étais au bord du lac, entre piscine et Léman, au milieu des mouettes qui colonisent l’herbe à la fin du jour. Des aubergines marinées, des carottes, de la viande séchée et du gruyère, aussi un vin rouge frais versé dans des verres à pied. Un ami et des enfants, des devinettes loufoques, des plongeons et des brasses larges. Le luxe est dans ces instants où la lumière s’emplit de paillettes et mord chaque geste.
Je sens moins ta présence, mais c’est que nous avons fort à faire, ces jours-ci.
Je ne cherche plus à tout expliquer et roule dans mes membres une nonchalance qui m’allège et défroisse mon visage. Ne me manquent plus que les lunettes roses à palmiers (regarde l’enveloppe).
Bien à toi,
Ada
Chère Ada,
Quand même, merci pour ta lettre. Je l’ai lue les cils humides. J’ai affiché l’enveloppe fleurie dans ma cuisine puis j’ai tout laissé en plan. Je n’ai pas songé à te résister, je me suis envolé vers toi.
Je me suis coulé dans une bague fine à ton doigt. Pas l’anneau doré qui a l’air d’une alliance. L’autre, aussi délicate, qui la surmonte, ornée d’une pierre transparente et biseautée qui fragmente la lumière. J’étais à ton doigt un jour durant.
Tu n’as pas senti ma présence.
J’étais avec toi chez la manucure. Tu peux être superficielle parfois. Amoureuse des éclats faciles, du brillant, du papier glacé.
Pourtant je t’ai entendu murmurer :
– Moi je n’aime pas les femmes trop soignées.
La manucure a sursauté :
– On n’est jamais trop soigné.
Tu as rétorqué :
– J’aime un maquillage léger, l’élégance raffinée, pour autant que cela ne vire pas à l’obsession, que cela ne masque pas un vide. Je crois aussi que le temps passé à se malaxer-botoxer le visage est du temps prélevé sur la tendresse.
La sophistication extrême révèle une faille, la crainte d’être soi, le besoin de se dissimuler derrière des paillettes. J’aime les femmes assez naturelles. Celles qui n’ont pas un deuxième visage sous la couche de fond de teint.
Et j’aime te voir décoiffée, les cheveux au vent sur ton vélo. C’est ainsi que tu es la plus intrépide, la plus sauvage, la plus séduisante.
J’ai vu ton émotion vive lorsque ta fille a évoqué la détresse psychologique de son amie. La souffrance de cette adolescente te transperce. Nos impuissances douloureuses.
Ta fille avait envie de parler. J’ai vu votre complicité renouvelée. Ton émotion encore lorsque vous avez évoqué Gaza et Isräel, ces déchirures qui défigurent le berceau de l’humanité.