Ada - Echanges épistolaires imaginaires (dans le sillage de Sabine et Griffon)

Mon ami,

J’ai souvent pensé à toi comme à un animal sauvage au corps moiré, dont le regard irradie d’une joie insondable les êtres sur lesquels il se pose, un faune qui ne peut être approché sans la faveur des astres. Un mammifère rare, effarouché par l’agitation du monde. Un spécimen à l’abri des modes et des envies de plaire. Comme ayant reçu au berceau la sagesse des vieux astronomes philosophes.

Ton visage m’est inconnu et connu tout à la fois.

Deux fillettes sont sorties de mon ventre il y a quelques années, qui explorent le monde et me le font redécouvrir, me ramènent à la vie lorsque le quotidien est trop lourd. Je rêve de douceur, d’apesanteur.

Je me demande qui tu es, et qui tu deviens.

Ada

 
 

Chère Ada,

Quelle surprise de découvrir ton écriture sur cette enveloppe bariolée. Quelle joie de te lire. Je pensais que tu n’existais pas vraiment, ou que tu m’avais relégué dans un coin poussiéreux de ton âme. Quand je rêve de toi, ton corps est celui d’une sirène aux écailles luisantes.

Je suis moi aussi heureux d’avoir connu la paternité. Je mentirais si je disais que je n’ai pas songé à toi durant toutes ces années. Parfois, ton image me hante comme un spectre obsédant.

Je me demande quel regard peuvent avoir tes enfants, peut-être juste des regards enjoués de petites filles qui découvrent le monde, tantôt cabotin, tantôt désespéré face aux interdits que leur opposent leurs parents.

J’ai eu deux garçons très “rapprochés”. Je m’occupe beaucoup d’eux. Après l’Autriche et l’Allemagne, je vis en Espagne. Mon épouse est fragile et j’ai dû gravir des monts escarpés pour gagner sa confiance, apaiser une angoisse profonde née de fantômes tout aussi incompréhensibles qu’incoercibles. La maternité l’a fortement ébranlée et nous avons traversé des houles, j’ai dû renoncer à plusieurs de mes engagements à l’université pour rester auprès d’elle et préserver la cohésion de la famille. Il serait terrible pour moi de perdre son amour.

Le quotidien avec des enfants est-il si pesant ? Leur univers est pure magie. Courage.

Pensées affectueuses.

Theus.

 

Cher Theus,

Je souhaitais de tout mon cœur devenir mère, peut-être pour faire l’expérience de cette transmutation aussi naturelle que prodigieuse qu’est l’enfantement, la longue maturation par laquelle le corps produit, cajole puis expulse un rejeton à son image appelé à devenir autre et à s’envoler. Aussi ressentir cet amour indéfectible. Mais je ne pensais pas m’inscrire dès lors dans un rouage rigide, fait de principes de conduite et d’implacables stratégies logistiques. Je parais l’arrivée d’un bambin de mille vertus magiques, qui se déposeraient en nuages pailletés sur le monde, et voyais seulement le farfelu que l’enfant pourrait mettre dans ma vie.

La relation amoureuse avec le père de mes enfants s’est transformée, tantôt fortifiée, tantôt mise à mal. Nous avons l’un et l’autre développé de nouvelles facettes de nous-mêmes, certaines lumineuses, d’autres plus ternes ou carrément sombres. Je crois pourtant que mes deux ondines du Léman m’enseignent la constance et la joie.

L’Ada que tu imagines est-elle bien une part de moi-même ? La réalité passe sur nous comme une lave brûlante.

Ada

 

Bien chère Ada,

Pour la première fois, dans mon rêve, tu étais un oiseau aux ailes larges, quand tu les fermais elles recouvraient le monde.

Quelque chose d’incroyable se trame. Peut-être prends-tu ton envol?

Bien à toi.

Theus

Bien cher Theus,

J’ai rêvé d’un voyage vers toi. J’étais arrivée au petit matin avec le train de nuit, après avoir serpenté sur les hauteurs alpines dans l’obscurité. Une maisonnette posée sur la campagne autrichienne, dans une bourgade du Salzkammergut. Nous avons fait une excursion au-dessus d’un lac scintillant et aperçu l’entrée de mines de sel. Sous de grands parasols, après une randonnée à travers les alpages, nous avons mangé des crêpes salées coiffées d’un petit dôme de crème fouettée, servies avec une flaque de confiture de groseilles, et des Knödels à l’abricot. Nous avons passé la soirée à boire de la tisane et à faire des jeux de société. Jouer au scrabble dans une langue étrangère, c’est s’aventurer loin dans les forêts touffues de l’altérité, errer dans le dédale d’une grammaire semée d’embûches, sans les béquilles des bons vieux automatismes. Jamais je n’avais vu tant de W dans un scrabble !

À la nuit tombée, tu m’as approchée d’un geste langoureux dans la salle de bains de tes parents et ton désir m’a paru étrange, presque obscène, alors qu’il était finalement beau et assez sain. La libido ne s’éteint pas sur le seuil de la demeure des ancêtres. Il me vient à l’esprit l’agencement des chambres dans les maisons de village traditionnelles du Viet Nam, organisées autour de l’âtre et qu’une simple tenture sépare les unes des autres. Une promiscuité familiale toute naturelle. Là-bas, les enfants sont nombreux et courent sur les chemins terreux autour des habitations.

J’ai parfois souhaité être désinvolte. Je me suis même attachée à le devenir, de toutes mes forces, pour m’alléger. Mais le détachement n’est pas cela, cette absence d’égards pour l’autre. A présent je dompte mon empathie autrement.

Viens-tu parfois à Genève, je veux dire, en vrai?

Je t’embrasse.

Adachen

 
 

Ma petite Ada,

Il est bon de te lire. Je découvre dans ta voix une intonation aimée, comme un sirop de l’enfance. Nos désirs sont nos ailes, ils n’entachent pas notre réalité.

J’aimerais te parler d’astrophysique et partager avec toi mes réflexions sur les neutrinos. Le concept de l’antimatière allumerait peut-être en toi un regard rêveur. Je voudrais rendre à la physique ce qu’elle a perdu de sagesse, renouer avec les physiciens philosophes, les présocratiques, aux symboles clairs, accessibles. Je t’imagine boire mes mots, leur insuffler la poésie que je recherche dans les astres.

La désinvolture. Le mot est charmant, fait l’effet une libellule froissant délicatement l’air de ses ailes, mais j’y vois beaucoup de nombrilisme. Je sais, il y a une certaine grâce dans l’incurie de tout. Papillonner, dit-on. Mais le poids est un bienfait. Il est une grâce, il est la force terrestre qui te permettra de grandir droite vers le ciel comme un joli coquelicot.

Les colloques auxquels je participerai dans les mois à venir ont lieu aux États-Unis. Aucun voyage à Genève. L’imaginaire est notre refuge.

Dein Theus

J'EMBRASSE TA CHEVELURE​

Chère Ada,

 
La nuit est tombée, lourde, sur mon village.
 
Depuis des mois, je cherche à t’éloigner, je t’efface par petites touches, je gomme les contours de ton visage, de ta voix. Je me libère de toi.
Quand j’y parviens presque, tu ressurgis. Si je ne t’aimais pas autant, je dirais que tu es insupportable. Tu es celle qui revient quand on n’y croit plus.

Quand même, merci pour ta lettre. Je l’ai lue les cils humides. J’ai affiché l’enveloppe fleurie dans ma cuisine puis j’ai tout laissé en plan. Je n’ai pas songé à te résister, je me suis envolé vers toi.

Je me suis coulé dans une bague fine à ton doigt. Pas l’anneau doré qui a l’air d’une alliance. L’autre, aussi délicate, qui la surmonte, ornée d’une pierre transparente et biseautée qui fragmente la lumière. J’étais à ton doigt un jour durant.

Tu n’as pas senti ma présence.

J’étais avec toi chez la manucure. Tu peux être superficielle parfois. Amoureuse des éclats faciles, du brillant, du papier glacé.

Pourtant je t’ai entendu murmurer :

– Moi je n’aime pas les femmes trop soignées.

La manucure a sursauté :

– On n’est jamais trop soigné.

Tu as rétorqué :

– J’aime un maquillage léger, l’élégance raffinée, pour autant que cela ne vire pas à l’obsession, que cela ne masque pas un vide. Je crois aussi que le temps passé à se malaxer-botoxer le visage est du temps prélevé sur la tendresse.

La sophistication extrême révèle une faille, la crainte d’être soi, le besoin de se dissimuler derrière des paillettes. J’aime les femmes assez naturelles. Celles qui n’ont pas un deuxième visage sous la couche de fond de teint.

Et j’aime te voir décoiffée, les cheveux au vent sur ton vélo. C’est ainsi que tu es la plus intrépide, la plus sauvage, la plus séduisante.

J’ai vu ton émotion vive lorsque ta fille a évoqué la détresse psychologique de son amie. La souffrance de cette adolescente te transperce. Nos impuissances douloureuses.

Ta fille avait envie de parler. J’ai vu votre complicité renouvelée. Ton émotion encore lorsque vous avez évoqué Gaza et Isräel, ces déchirures qui défigurent le berceau de l’humanité.

Je ne sais pas pourquoi tu m’écris à nouveau, mais je sens qu’une douceur nouvelle éclot en toi… Je sais aussi que tes cyclones intérieurs peuvent se lever d’un instant à l’autre, imprévisibles. Serais-tu vexée si je te dis qu’avec le temps, tes tornades m’attendrissent?
J’ai fait mine de t’oublier, pourtant la magie de tes gestes demeure, sceau invisible.
 
Accroche-toi à la douceur.
 
J’embrassse ta chevelure, souple et soyeuse. Comment aurais-je pu en oublier la couleur ?
 
Theus