A bicyclette

Très chère Ada,

 

Je te lis et je crois sentir tes écailles de poisson frétillant. De sirène ?

Je sens que tu affûtes certains tranchants de ton caillou. Laisse aussi vivre ce qui te semble laid et rêche en toi, tu as raison. La vie polira ce qu’il est nécessaire de polir.

Je n’ai pas le temps de t’écrire ces jours-ci. Mais il m’arrive de te parler silencieusement en remuant les lèvres. Je sais que tu m’entends.

J’ai choisi cette image car je t’imagine au guidon de ton vélo, conduisant comme une catalane qui ne respecte que la signalisation qu’elle juge pertinente. Tu as resserré les freins de ton petit vélo pur-sang, au moins ?

J’espère que le rire revient dans ta vie. Tu peux être si drôle, parfois.

Je suis à Paris, oui ! J’ai vu une très belle et très troublante exposition à la Maison européenne de la photographie. Des clichés de Japonais : des amoureux au regard innocent, des quartiers chauds, et une terrible série sur Hiroshima. L’Histoire n’a pas fini de passer du rire aux larmes, et je frissonne en songeant aux prochains périls qui pétriront nos chairs.

J’ai rencontré une femme merveilleuse, j’aimerais t’en parler de vive voix. Pas une jeunette. Pas une nymphette. Je suis sûre que tu l’aimerais.

N’oublie pas de ne rien faire. De t’allonger sur ton lit, les yeux ouverts sur le plafond.

J’espère que mes prochaines lettres te parviendront. Je compte sur toi pour faire suivre ton courrier à ta nouvelle adresse. Ou qu’une main invisible s’en chargera.

J’aime nos pérégrinations et nos mystères.

Theus le triton

J'EMBRASSE TA CHEVELURE​

Chère Ada,

 
La nuit est tombée, lourde, sur mon village.
 
Depuis des mois, je cherche à t’éloigner, je t’efface par petites touches, je gomme les contours de ton visage, de ta voix. Je me libère de toi.
Quand j’y parviens presque, tu ressurgis. Si je ne t’aimais pas autant, je dirais que tu es insupportable. Tu es celle qui revient quand on n’y croit plus.

Quand même, merci pour ta lettre. Je l’ai lue les cils humides. J’ai affiché l’enveloppe fleurie dans ma cuisine puis j’ai tout laissé en plan. Je n’ai pas songé à te résister, je me suis envolé vers toi.

Je me suis coulé dans une bague fine à ton doigt. Pas l’anneau doré qui a l’air d’une alliance. L’autre, aussi délicate, qui la surmonte, ornée d’une pierre transparente et biseautée qui fragmente la lumière. J’étais à ton doigt un jour durant.

Tu n’as pas senti ma présence.

J’étais avec toi chez la manucure. Tu peux être superficielle parfois. Amoureuse des éclats faciles, du brillant, du papier glacé.

Pourtant je t’ai entendu murmurer :

– Moi je n’aime pas les femmes trop soignées.

La manucure a sursauté :

– On n’est jamais trop soigné.

Tu as rétorqué :

– J’aime un maquillage léger, l’élégance raffinée, pour autant que cela ne vire pas à l’obsession, que cela ne masque pas un vide. Je crois aussi que le temps passé à se malaxer-botoxer le visage est du temps prélevé sur la tendresse.

La sophistication extrême révèle une faille, la crainte d’être soi, le besoin de se dissimuler derrière des paillettes. J’aime les femmes assez naturelles. Celles qui n’ont pas un deuxième visage sous la couche de fond de teint.

Et j’aime te voir décoiffée, les cheveux au vent sur ton vélo. C’est ainsi que tu es la plus intrépide, la plus sauvage, la plus séduisante.

J’ai vu ton émotion vive lorsque ta fille a évoqué la détresse psychologique de son amie. La souffrance de cette adolescente te transperce. Nos impuissances douloureuses.

Ta fille avait envie de parler. J’ai vu votre complicité renouvelée. Ton émotion encore lorsque vous avez évoqué Gaza et Isräel, ces déchirures qui défigurent le berceau de l’humanité.

Je ne sais pas pourquoi tu m’écris à nouveau, mais je sens qu’une douceur nouvelle éclot en toi… Je sais aussi que tes cyclones intérieurs peuvent se lever d’un instant à l’autre, imprévisibles. Serais-tu vexée si je te dis qu’avec le temps, tes tornades m’attendrissent?
J’ai fait mine de t’oublier, pourtant la magie de tes gestes demeure, sceau invisible.
 
Accroche-toi à la douceur.
 
J’embrassse ta chevelure, souple et soyeuse. Comment aurais-je pu en oublier la couleur ?
 
Theus