Le calepin

Ada a un truc important à dire ce matin. Elle ne sait pas par où commencer. Elle ne sait pas, elle ne veut pas être frontale. Laisser courir l’encre violette sur le papier fin.

« Allons-y par des détours.

Il y a le plaisir d’être à deux, de nouer des complicités, de laisser grandir des motifs intimes sur des tissus inconnus.

Il y a le plaisir de sentir une connivence gonfler ses voiles, naturellement. Des non-dits qui nourrissent l’échange.

Des billets doux ou drôles à glisser dans son sac à main ou entre les pages d’un livre. Des signes minuscules qui illuminent un journée commencée poisseuse, qui arrachent un sourire dans le paysage quotidien. Pas grand-chose. Je ressens cela, parfois avec des hommes, beaucoup avec des amies précieuses.
Mais il y a aussi le désir mâle qui m’agace. Qui se croit déjà maître à bord lorsqu’une femme sourit, l’oeil brillant, offre un thé, accepte un dîner, propose un verre de vin. Tout de suite, ça s’emballe. Et si la femelle est jeune, le mâle s’emballe d’autant plus dans une nuptiale parade.

Piteuse image des hommes alors, eux qui peuvent être si souverains, si rationnels, parfois même sages, qui savent compartimenter l’affect et les technicités de la vie pratique ou leurs impérieux besoins d’indépendance. Pour ne pas grimacer ou hoqueter de dégoût, rions de cette chair malmenée par la voracité du désir.

Je ne peux pas parler au nom des autres femmes. Mais mon chemin se veut clair. Une embrassade est une embrassade. Une invitation à dîner est un déploiement du cœur, une envie de partager une salade, le pain chrétien, des confidences, une vision du monde ou de franches rigolades. Et ne nous demandez pas le rôti cuit à point, vieux ringards.

Hommes, je ne vous mets pas tous dans le même sac de mauvaise jute, mais je constate que souvent le sulfureux-poisseux émoustille le Shamshala en vous (homme-bouc perpétuellement en rut, voir les Versets sataniques, de Salman Rushdie).

Hommes que j’aime, vous entendrez ma diatribe avec discernement et vous ne vous sentirez pas visés par mes appels de sirène aux écailles un peu dures.

Un peu dures, les écailles. C’est que je pose mes limites, pour agrandir mon territoire.

 
Je voudrais que mes filles se sentent resplendissantes sans avoir besoin de quelconques œillades masculines. Qu’elles se sentent glorieuses sans répondre forcément aux critères de beauté du moment, perpétués par la publicité ou un vil élan mâle d’enspermement du monde. Que l’envie de plaire ne les dévore pas. Que toutes les chansons proférant « I’m alone without you, I’m nothing without you » n’ouvrent pas de failles dans leurs cœurs tendres.

Je ne peux m’empêcher de penser à toutes les lignées de femmes qui m’ont précédée et ont enduré, par souci des convenances, par empathie, ou juste parce que c’était ainsi. No way to escape.

Je ne peux m’empêcher de penser à ma grand-mère. Qui reste un des êtres que j’aime le plus au monde. Elle a toléré jusqu’à un certain point, puis a su dire non. Irradiation d’amour. Ses enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants aimaient se rassembler dans son halo à Noël et à Pâques. Pâques approche, et j’aimerais sentir sa peau douce et parcheminée de vieille femme sous mes doigts. »

Ada referme son agenda. Depuis qu’elle s’est offert un calepin en guise de calendrier, elle retrouve le plaisir d’écrire à la main. Elle avale le fond de café refroidi, attrape ses clefs, son sac à dos, son casque de vélo. S’élance.

J'EMBRASSE TA CHEVELURE​

Chère Ada,

 
La nuit est tombée, lourde, sur mon village.
 
Depuis des mois, je cherche à t’éloigner, je t’efface par petites touches, je gomme les contours de ton visage, de ta voix. Je me libère de toi.
Quand j’y parviens presque, tu ressurgis. Si je ne t’aimais pas autant, je dirais que tu es insupportable. Tu es celle qui revient quand on n’y croit plus.

Quand même, merci pour ta lettre. Je l’ai lue les cils humides. J’ai affiché l’enveloppe fleurie dans ma cuisine puis j’ai tout laissé en plan. Je n’ai pas songé à te résister, je me suis envolé vers toi.

Je me suis coulé dans une bague fine à ton doigt. Pas l’anneau doré qui a l’air d’une alliance. L’autre, aussi délicate, qui la surmonte, ornée d’une pierre transparente et biseautée qui fragmente la lumière. J’étais à ton doigt un jour durant.

Tu n’as pas senti ma présence.

J’étais avec toi chez la manucure. Tu peux être superficielle parfois. Amoureuse des éclats faciles, du brillant, du papier glacé.

Pourtant je t’ai entendu murmurer :

– Moi je n’aime pas les femmes trop soignées.

La manucure a sursauté :

– On n’est jamais trop soigné.

Tu as rétorqué :

– J’aime un maquillage léger, l’élégance raffinée, pour autant que cela ne vire pas à l’obsession, que cela ne masque pas un vide. Je crois aussi que le temps passé à se malaxer-botoxer le visage est du temps prélevé sur la tendresse.

La sophistication extrême révèle une faille, la crainte d’être soi, le besoin de se dissimuler derrière des paillettes. J’aime les femmes assez naturelles. Celles qui n’ont pas un deuxième visage sous la couche de fond de teint.

Et j’aime te voir décoiffée, les cheveux au vent sur ton vélo. C’est ainsi que tu es la plus intrépide, la plus sauvage, la plus séduisante.

J’ai vu ton émotion vive lorsque ta fille a évoqué la détresse psychologique de son amie. La souffrance de cette adolescente te transperce. Nos impuissances douloureuses.

Ta fille avait envie de parler. J’ai vu votre complicité renouvelée. Ton émotion encore lorsque vous avez évoqué Gaza et Isräel, ces déchirures qui défigurent le berceau de l’humanité.

Je ne sais pas pourquoi tu m’écris à nouveau, mais je sens qu’une douceur nouvelle éclot en toi… Je sais aussi que tes cyclones intérieurs peuvent se lever d’un instant à l’autre, imprévisibles. Serais-tu vexée si je te dis qu’avec le temps, tes tornades m’attendrissent?
J’ai fait mine de t’oublier, pourtant la magie de tes gestes demeure, sceau invisible.
 
Accroche-toi à la douceur.
 
J’embrassse ta chevelure, souple et soyeuse. Comment aurais-je pu en oublier la couleur ?
 
Theus