J’ai fait de belles rencontres, en Slovénie. Des complicités. Des minéraux subtils, des filons à explorer. Des élans vigoureux. Il est un homme que j’ai à peine approché, mais qui m’a durablement marquée. Boris A. Novak. Un Slovène.
Tout au long des débats, il est resté en retrait. Assis au fond de la salle. Seul. Une canne contre le genou. A plusieurs reprises son avis avait été sollicité. Mais il s’est écoulé une journée de conférence avant que je comprisse qu’il était le Vice-Président du PEN International. Nous connaissons mal les figures intellectuelles hors de nos réseaux coutumiers.
Son intervention sur le thème des paysages du chaos, le deuxième jour, a touché un tissu profond en moi. Il n’avait rien préparé. Devant l’assistance, il a juste évoqué une anecdote d’un récit récemment publié. Il y était question du siège de Sarajevo, d’un morceau de savon offert par Susan Sonntag à sa traductrice, qui l’avait ensuite gracieusement donné à Boris A.Novak en signe de gratitude. Objet délicat. Petit corps gras fleurant bon le propre. Inestimable en l’état de siège de Sarajevo. Lui-même l’avait offert à une personne qu’il souhaitait remercier, ne disposant pas d’autre présent en ces temps de déroute, et la savonnette était passée de main en main, un cadeau de prix. Un luxe odorant, un gage d’amitié. Boris A. Novak a aussi évoqué le conflit armé, la prise en otage de sa famille, brièvement. Récit pudique, poignant.
Samedi matin, le colloque touchait à sa fin, je prenais mon dernier petit-déjeuner à l’hôtel. Café léger et pain au pavot. Il est venu s’asseoir à côté de moi. Je lui ai expliqué que j’avais aimé sa manière de dire la Grande Histoire, dans laquelle il avait trempé, en décrivant la matière intime, le détail, l’étoffe des petites existences.
Il a eu la gentillesse de me dire que, la prochaine fois, nous ferions plus ample connaissance.
Finalement, avant qu’il prononce la moindre parole au cours de ce congrès, Boris A. Novak avait laissé en moi une empreinte. Il avait suscité en moi un élan. Sa claudication discrète, son silence pendant les débats, son regard. Quelque chose de souverain.
De lui, je citerai toutefois quelques mots: “All you have to do is try. And to me, the worst kind of defeat is not failure per se. It’s the decision not to try.
Poem by Boris Novak
Decisions
by Between two words choose the quieter one.
Between word and silence choose listening.
Between two books choose the dustier one.
Between the earth and the sky choose a bird.
Between two animals choose the one who needs you more.
Between two children choose both.
Between the lesser and the bigger evil choose neither.
Between hope and despair choose hope: it will be harder to bear.
Chère Ada,
Quand même, merci pour ta lettre. Je l’ai lue les cils humides. J’ai affiché l’enveloppe fleurie dans ma cuisine puis j’ai tout laissé en plan. Je n’ai pas songé à te résister, je me suis envolé vers toi.
Je me suis coulé dans une bague fine à ton doigt. Pas l’anneau doré qui a l’air d’une alliance. L’autre, aussi délicate, qui la surmonte, ornée d’une pierre transparente et biseautée qui fragmente la lumière. J’étais à ton doigt un jour durant.
Tu n’as pas senti ma présence.
J’étais avec toi chez la manucure. Tu peux être superficielle parfois. Amoureuse des éclats faciles, du brillant, du papier glacé.
Pourtant je t’ai entendu murmurer :
– Moi je n’aime pas les femmes trop soignées.
La manucure a sursauté :
– On n’est jamais trop soigné.
Tu as rétorqué :
– J’aime un maquillage léger, l’élégance raffinée, pour autant que cela ne vire pas à l’obsession, que cela ne masque pas un vide. Je crois aussi que le temps passé à se malaxer-botoxer le visage est du temps prélevé sur la tendresse.
La sophistication extrême révèle une faille, la crainte d’être soi, le besoin de se dissimuler derrière des paillettes. J’aime les femmes assez naturelles. Celles qui n’ont pas un deuxième visage sous la couche de fond de teint.
Et j’aime te voir décoiffée, les cheveux au vent sur ton vélo. C’est ainsi que tu es la plus intrépide, la plus sauvage, la plus séduisante.
J’ai vu ton émotion vive lorsque ta fille a évoqué la détresse psychologique de son amie. La souffrance de cette adolescente te transperce. Nos impuissances douloureuses.
Ta fille avait envie de parler. J’ai vu votre complicité renouvelée. Ton émotion encore lorsque vous avez évoqué Gaza et Isräel, ces déchirures qui défigurent le berceau de l’humanité.