La parole n’est pas une colline, elle se déplace.

En avril, le Mali est venu à moi. Bamako et ses tissus colorés, ses rues bruyantes, ses épices, ses vendeurs ambulants, son phrasé délicat qui fait glisser le bambara et le mêle au français.

Je n’ai pas bougé d’un pouce. Ils sont venus à moi.

Débarqués à Genève, trois auteurs maliens : Aicha Diarra, Salimata Togora et Ismaila Togoré. Après bien des péripéties. Une histoire rocambolesque de visas. Un vol raté. Un atterrissage improbable. Ils sont arrivés souriants, glorieux malgré la fatigue. Ismaila est écrivain, et il est surtout l’éditeur qui publie ces jeunes femmes. Il pose un regard paternel et complice sur elles, leur amitié est sincère et pleine de rires.

Aujourd’hui, une tasse de thé contre les lèvres, j’observe le ciel depuis le balcon. À mon poignet, un bracelet bleu sombre qu’Aicha m’a offert. L’objet me relie à eux. C’est moi qui, à mon tour, m’envole vers le Mali. Pas physiquement.

Aujourd’hui, les écrivains se comptent sur les doigts de la main, au Mali. Peu de bibliothèques, une industrie du livre démunie, sans subventions, des lecteurs essaimés, une situation politique instable où le népotisme déploie ses draps bistres.

Le Mali, c’est le monde des marabouts guérisseurs et faiseurs de magie qui manipulent et manigancent, exploitent les âmes naïves ou affligées. C’est la polygamie érigée en norme, au-delà de ce que nous connaissons, nous, et pouvons tolérer. Le terrible attrait de l’Europe pour certains jeunes, qui ne voient pas les dangers de l’émigration. Mais ce côté de l’Afrique, c’est aussi la fraternité chaleureuse, la critique intelligente du colonialisme, la sagesse des anciens, l’entraide intergénérationnelle et la combattivité de populations devant le manque de moyens.

Aicha a logé chez moi pendant le Salon du Livre de Genève. Ses silences, ses yeux noir profond, son rire sans afféterie, le serré de ses tresses. Mes filles l’ont adoptée comme une princesse venue des contes lointains. Une fée venue les accompagner un bout de chemin et ouvrir leur monde.

Aujourd’hui, en parcourant la quatrième de couverture du livre d’Aicha, Les Marabouts se sont trompés, je découvre qu’elle est championne de foot et pratique ce sport depuis des années. Cette jeune femme ne finit pas de m’étonner. Une mer nous sépare mais notre dialogue se poursuit, silencieusement.

« La parole n’est pas une colline, elle se déplace. » *

*(proverbe malien qui est plutôt une mise en garde : les mots prononcés circulent de bouche en bouche. Ici, je l’interprète un peu différemment. )

J'EMBRASSE TA CHEVELURE​

Chère Ada,

 
La nuit est tombée, lourde, sur mon village.
 
Depuis des mois, je cherche à t’éloigner, je t’efface par petites touches, je gomme les contours de ton visage, de ta voix. Je me libère de toi.
Quand j’y parviens presque, tu ressurgis. Si je ne t’aimais pas autant, je dirais que tu es insupportable. Tu es celle qui revient quand on n’y croit plus.

Quand même, merci pour ta lettre. Je l’ai lue les cils humides. J’ai affiché l’enveloppe fleurie dans ma cuisine puis j’ai tout laissé en plan. Je n’ai pas songé à te résister, je me suis envolé vers toi.

Je me suis coulé dans une bague fine à ton doigt. Pas l’anneau doré qui a l’air d’une alliance. L’autre, aussi délicate, qui la surmonte, ornée d’une pierre transparente et biseautée qui fragmente la lumière. J’étais à ton doigt un jour durant.

Tu n’as pas senti ma présence.

J’étais avec toi chez la manucure. Tu peux être superficielle parfois. Amoureuse des éclats faciles, du brillant, du papier glacé.

Pourtant je t’ai entendu murmurer :

– Moi je n’aime pas les femmes trop soignées.

La manucure a sursauté :

– On n’est jamais trop soigné.

Tu as rétorqué :

– J’aime un maquillage léger, l’élégance raffinée, pour autant que cela ne vire pas à l’obsession, que cela ne masque pas un vide. Je crois aussi que le temps passé à se malaxer-botoxer le visage est du temps prélevé sur la tendresse.

La sophistication extrême révèle une faille, la crainte d’être soi, le besoin de se dissimuler derrière des paillettes. J’aime les femmes assez naturelles. Celles qui n’ont pas un deuxième visage sous la couche de fond de teint.

Et j’aime te voir décoiffée, les cheveux au vent sur ton vélo. C’est ainsi que tu es la plus intrépide, la plus sauvage, la plus séduisante.

J’ai vu ton émotion vive lorsque ta fille a évoqué la détresse psychologique de son amie. La souffrance de cette adolescente te transperce. Nos impuissances douloureuses.

Ta fille avait envie de parler. J’ai vu votre complicité renouvelée. Ton émotion encore lorsque vous avez évoqué Gaza et Isräel, ces déchirures qui défigurent le berceau de l’humanité.

Je ne sais pas pourquoi tu m’écris à nouveau, mais je sens qu’une douceur nouvelle éclot en toi… Je sais aussi que tes cyclones intérieurs peuvent se lever d’un instant à l’autre, imprévisibles. Serais-tu vexée si je te dis qu’avec le temps, tes tornades m’attendrissent?
J’ai fait mine de t’oublier, pourtant la magie de tes gestes demeure, sceau invisible.
 
Accroche-toi à la douceur.
 
J’embrassse ta chevelure, souple et soyeuse. Comment aurais-je pu en oublier la couleur ?
 
Theus