Cher Theus,
Les vacances ont ralenti mes gestes, en même temps elles ont restitué à mon corps la vigueur, et je retrouve la précision de mes pensées.
Là-bas, je me suis lavée du flou, de l’à peu près. Avant de partir, je tenais en serrant les poings, les mâchoires crispées, je ne pouvais plus réfléchir, tout m’incommodait, tout m’épuisait. Le travail, les amis, les plaisirs.
Cette mer, ce n’est que de l’eau, des milliards d’hectolitres, une mare sans marée. Mais j’aime son sel sur ma langue, sur mes épaules, j’aime cette eau vivante, moirée, multicolore, impérieuse, dangereuse, traversée de poissons minces et glissants et de courants pélagiques. J’ai moins nagé, cette année, écoutant les faiblesses de mon squelette et de ses tuyaux, mais j’ai beaucoup regardé la mer, ses jabots blancs sous la Tramontane et son aplat lisse et pailleté du petit jour. Connais-tu le sentier sous-marin près de Cerbère ? C’est une expérience fabuleuse d’écarter les bras au milieu de rougets frétillants.
Là-bas, j’ai découvert que ce dont je voulais m’éloigner contenait toute ma joie future. Qu’un caillou gris dans ma main comportait des aspérités et des brillants.
Sur l’enveloppe en noir et blanc de ta dernière lettre, je vois ta silhouette. C’est subtil. Dans le reflet des lunettes, une silhouette féminine, puis derrière elle une petite foule se masse silencieusement. Je vois un homme, je te vois. Je sais que c’est toi.
Là-bas, la lumière est plus vive, sans concessions. Et je me sens bien, sous cet éclairage du Sud, brusque et sans fard, peut-être parce que, la première fois que j’ai ouvert les yeux, c’était sous ce ciel bombardé de soleil. Un peu comme un maghrébin chérit son sable natal, celui qui a porté ses premiers pas.
Ici à Genève, la France me manque parfois. Ma place est ici pourtant, et je ne me sens pas triste. Ce qui me manque de la France ? C’est dur à dire. Les mots sont si étroits. Je veux bien essayer. Le déjanté, le farfelu. La négligé, la parole rebelle, la langue désuète, les murs couverts d’inscriptions, les chats errants, les petits commerces, les concerts jusqu’à pas d’heure, les melons juteux, la débrouille, les vins rouges lourds qui tabassent, la chanson des années 80, la beauté imprévue, France Musique, un demi de bière frais et doré sur une terrasse peuplée, les raquettes de ping-pong prêtées à la piscine en échange d’une serviette de bain comme garantie de dépôt, les belles expos de peinture. Ma famille aimante et almodovarienne. Le regard las des caissières, les timbres vendus chez le buraliste, l’élégance des gamines, le quidam qui parle littérature, les érudits qui font la foire et ne la ramènent pas.
Tu fais quoi ce soir ? Je ne sais pas pourquoi, je t’imagine à Paris. Peut-être sur une terrasse d’un bar de quartier où des filles, la guitare électrique en bandoulière, chantent un rock sombre et mélancolique.
Ada
Chère Ada,
Quand même, merci pour ta lettre. Je l’ai lue les cils humides. J’ai affiché l’enveloppe fleurie dans ma cuisine puis j’ai tout laissé en plan. Je n’ai pas songé à te résister, je me suis envolé vers toi.
Je me suis coulé dans une bague fine à ton doigt. Pas l’anneau doré qui a l’air d’une alliance. L’autre, aussi délicate, qui la surmonte, ornée d’une pierre transparente et biseautée qui fragmente la lumière. J’étais à ton doigt un jour durant.
Tu n’as pas senti ma présence.
J’étais avec toi chez la manucure. Tu peux être superficielle parfois. Amoureuse des éclats faciles, du brillant, du papier glacé.
Pourtant je t’ai entendu murmurer :
– Moi je n’aime pas les femmes trop soignées.
La manucure a sursauté :
– On n’est jamais trop soigné.
Tu as rétorqué :
– J’aime un maquillage léger, l’élégance raffinée, pour autant que cela ne vire pas à l’obsession, que cela ne masque pas un vide. Je crois aussi que le temps passé à se malaxer-botoxer le visage est du temps prélevé sur la tendresse.
La sophistication extrême révèle une faille, la crainte d’être soi, le besoin de se dissimuler derrière des paillettes. J’aime les femmes assez naturelles. Celles qui n’ont pas un deuxième visage sous la couche de fond de teint.
Et j’aime te voir décoiffée, les cheveux au vent sur ton vélo. C’est ainsi que tu es la plus intrépide, la plus sauvage, la plus séduisante.
J’ai vu ton émotion vive lorsque ta fille a évoqué la détresse psychologique de son amie. La souffrance de cette adolescente te transperce. Nos impuissances douloureuses.
Ta fille avait envie de parler. J’ai vu votre complicité renouvelée. Ton émotion encore lorsque vous avez évoqué Gaza et Isräel, ces déchirures qui défigurent le berceau de l’humanité.