Bon, Theus, on fait quoi quand il ne reste rien ? Juste des miettes de soi. Un truc minimaliste et noir qui s’effrite, un amas de poussières ternes. Je connais ta réponse : tu n’y es pas encore arrivée, au rien. Continue. Tu peux faire mieux dans la destruction totale. Dénude-toi. Défais-toi de tout. Broie, coupe, lamine. Jusqu’à ne plus être glam’ du tout. Vas-y. Tu as de la marge. C’est du bon.
Je te connais, Theus.
J’ai visité des grottes cette semaine. De l’humide, du sombre, du lugubre. Les gouttes poisseuses des stalactites dans ma nuque et le sol hostile, dur. J’avais sur moi ma lampe torche, j’avais prévu le coup. J’ai vu des dessins préhistoriques, toute une genèse d’animaux bizarres et d’âmes grimaçantes. Tu étais pris dans ces visages. Et j’y étais. Pas glamour pour un sou.
Hé bon, un mal être ne venant jamais seul… il paraît qu’il ne suffit pas d’être bon dans son travail. Le cœur à l’ouvrage, ce n’est plus assez. Nous aimerions tant une robotisation qui aime les humains. Elle est créée par les humains, donc s’ils aiment leur prochain, ça devrait jouer, non ? À moins que l’humain n’aime pas l’humain.
Mais tant que les missiles ne grondent pas sur nos têtes et ne détruisent pas nos immeubles, ne nous apitoyons pas.
Je n’ai pas perdu mon emploi, pas cette semaine. Vous n’êtes pas assez performants, vous n’êtes pas assez productifs. Vous pensiez être à l’abri ? Nul n’est protégé. La détresse du traducteur rejoint celle de l’ouvrier. Juste combat. Tout est question de coûts.
Le coup, le vrai, porté les yeux dans les yeux serait le plus tolérable.
Mon envie, être dans le mouvement. Je suis apte aux changements. Que mon corps et mon esprit restent souples et calmes, dans ce monde qui va à 200 à l’heure.
Avec le coeur,
Ada
Chère Ada,
Quand même, merci pour ta lettre. Je l’ai lue les cils humides. J’ai affiché l’enveloppe fleurie dans ma cuisine puis j’ai tout laissé en plan. Je n’ai pas songé à te résister, je me suis envolé vers toi.
Je me suis coulé dans une bague fine à ton doigt. Pas l’anneau doré qui a l’air d’une alliance. L’autre, aussi délicate, qui la surmonte, ornée d’une pierre transparente et biseautée qui fragmente la lumière. J’étais à ton doigt un jour durant.
Tu n’as pas senti ma présence.
J’étais avec toi chez la manucure. Tu peux être superficielle parfois. Amoureuse des éclats faciles, du brillant, du papier glacé.
Pourtant je t’ai entendu murmurer :
– Moi je n’aime pas les femmes trop soignées.
La manucure a sursauté :
– On n’est jamais trop soigné.
Tu as rétorqué :
– J’aime un maquillage léger, l’élégance raffinée, pour autant que cela ne vire pas à l’obsession, que cela ne masque pas un vide. Je crois aussi que le temps passé à se malaxer-botoxer le visage est du temps prélevé sur la tendresse.
La sophistication extrême révèle une faille, la crainte d’être soi, le besoin de se dissimuler derrière des paillettes. J’aime les femmes assez naturelles. Celles qui n’ont pas un deuxième visage sous la couche de fond de teint.
Et j’aime te voir décoiffée, les cheveux au vent sur ton vélo. C’est ainsi que tu es la plus intrépide, la plus sauvage, la plus séduisante.
J’ai vu ton émotion vive lorsque ta fille a évoqué la détresse psychologique de son amie. La souffrance de cette adolescente te transperce. Nos impuissances douloureuses.
Ta fille avait envie de parler. J’ai vu votre complicité renouvelée. Ton émotion encore lorsque vous avez évoqué Gaza et Isräel, ces déchirures qui défigurent le berceau de l’humanité.