Cher Theus,
Il est des jours de neige où l’on attend le printemps. Où la bise érafle les joues. Tout se brise, tout fait mal et râpe l’âme et le corps.
Il fait froid partout, le vent s’engouffre dans mon manteau, dans les plis de l’écharpe et de la chair. Les orteils se recroquevillent dans les bottines. On marche vite, tout le corps se tend.
Combien sont-ils à dormir dehors, dans cet air glacé ? Je n’en ai pas vu sur mon chemin ce soir, mais je les sais là, je les sens. Tous ces digicodes à l’entrée qui leur barrent la route. Samedi, une jeune femme jouait de la guitare, les mains bleues, assise en tailleur sur le pavé des rues basses, tu sais, ces rues passantes à Genève, où des meutes de gens pomponnés se massent pour saisir les dernières soldes, ou alors les premières collections colorées du printemps. Elle ressemblait à la prof de guitare de ma fille – hé bon, elle jouait carrément mieux que ma fille. Sourire intelligent, plein de reconnaissance, je lui avais juste tendu 5 CHF. 5 francs. Pour ce prix-là, je ne mange pas à la cafétéria du bureau, ou alors trois feuilles de salade, vingt lamelles de champignon et dix pousses de soja.
Il est des jours de neige où les tropiques semblent doux. Juste une température équitable, un climat qui n’aiguise pas les déséquilibres iniques de richesse et de pauvreté. On en oublierait presque la misère de l’Afrique.
Il est des jours de neige où tout grelotte. Je vais plutôt bien, il fait chaud dans mon appartement, j’avance dans ma drôle de vie.
Bien à toi
Ada
Chère Ada,
Quand même, merci pour ta lettre. Je l’ai lue les cils humides. J’ai affiché l’enveloppe fleurie dans ma cuisine puis j’ai tout laissé en plan. Je n’ai pas songé à te résister, je me suis envolé vers toi.
Je me suis coulé dans une bague fine à ton doigt. Pas l’anneau doré qui a l’air d’une alliance. L’autre, aussi délicate, qui la surmonte, ornée d’une pierre transparente et biseautée qui fragmente la lumière. J’étais à ton doigt un jour durant.
Tu n’as pas senti ma présence.
J’étais avec toi chez la manucure. Tu peux être superficielle parfois. Amoureuse des éclats faciles, du brillant, du papier glacé.
Pourtant je t’ai entendu murmurer :
– Moi je n’aime pas les femmes trop soignées.
La manucure a sursauté :
– On n’est jamais trop soigné.
Tu as rétorqué :
– J’aime un maquillage léger, l’élégance raffinée, pour autant que cela ne vire pas à l’obsession, que cela ne masque pas un vide. Je crois aussi que le temps passé à se malaxer-botoxer le visage est du temps prélevé sur la tendresse.
La sophistication extrême révèle une faille, la crainte d’être soi, le besoin de se dissimuler derrière des paillettes. J’aime les femmes assez naturelles. Celles qui n’ont pas un deuxième visage sous la couche de fond de teint.
Et j’aime te voir décoiffée, les cheveux au vent sur ton vélo. C’est ainsi que tu es la plus intrépide, la plus sauvage, la plus séduisante.
J’ai vu ton émotion vive lorsque ta fille a évoqué la détresse psychologique de son amie. La souffrance de cette adolescente te transperce. Nos impuissances douloureuses.
Ta fille avait envie de parler. J’ai vu votre complicité renouvelée. Ton émotion encore lorsque vous avez évoqué Gaza et Isräel, ces déchirures qui défigurent le berceau de l’humanité.