Salut Ada,
Ta tête et les étoiles, c’est ce qu’il y a de plus beau au monde. Nâzim Hikmet.
Je suis plus vif que mort.
Ici ça bouge. En fait, je n’arrête pas et je suis perclus de douleurs. Je te préviens, je t’écris pour me plaindre.
Pommes-graines-terreau-arrosoir-nappe-fête-herbe-vin-gâteau-pluie-vent-tourbillon-aloès-acacias-figuier-randonnée-refuge-cailloux-pierres-neige-roches-ciel-pluie-k-way-enfants-école-feutres-peinture-oiseaux-ruisseaux.
Je ne sais plus trop où j’en suis. Depuis que tu t’es détournée de moi, j’ai plongé dans le grand sombre, mais voilà deux semaines que je remonte. En flèche.
Je sais, je n’aurais pas dû débarquer sans prévenir. Et tu n’as besoin d’aucun homme, tu n’as besoin de personne.
Notre thé au safran devant un cake brûlé était un moment étrange. J’aime tant te surprendre que cette apparence de chien débonnaire me semblait une bonne idée. Tu as caressé mon poil blanc avec tant de gentillesse au début, j’ai adoré tes blagues – les blagues pour chien, c’est spécial ! Ton histoire de pâté de rhododendrons et de fourmis, c’était moyen. J’ai préféré le dialogue avec ta fille, qui avait plein de secrets de gamine de six ans à me murmurer à l’oreille. Si tu savais…
Le cake au citron était divin, quoique trop cuit. J’aurais bien lapé un peu plus du thé safrané que me tendait ta fille dans sa tasse de porcelaine fine, mais cela ne semblait pas du goût du serveur à la mine compassée. Et lorsque tu as compris que c’était, moi, là, dans cette panoplie, quelle crise, quel déchaînement. Non, quelle indifférence. Tu n’es plus capable d’un tel déferlement, en fait. J’ai lu l’agacement dans tes yeux, puis plus rien.
Ok, tu n’as pas besoin de moi comme amant. Je resterai autre chose, une bizarrerie, si tu le veux bien. Je ne peux pas être asexué, malgré mes métamorphoses. Mais je peux être cet ami sans corps.
L’Espagne est à sac. Je bosse comme un fou sur le télescope et ne sais pas si l’université me paiera à la fin du mois. Si je n’avais pas les enfants, je m’engouffrerais dans une mission humanitaire. Je fuirais pour apporter mon aide au colmatage sans fin à Lampedusa, ou ailleurs dans les flots de la Méditerranée.
Le monde va si mal. Moi je prospère tant bien que mal, avec mes 69 kg d’os, de muscles et de nerfs. Je me sens si osseux, un sac de tendons et de ligaments haut et raide, les postures de yoga que je continue à pratiquer me font sentir Gaston Lagaffe… alors que mon âme est celle d’un Bagheera félin. Mon corps reste sec et maigre malgré les plats roboratifs à base de pommes de terre, d’anchois et de poivrons que je cuisine à grand renfort d’huile d’olive… j’aime tant les coussinets de chair qui enrobent tes hanches et cuisses et je regrette que tu puisses en ressentir une honte quelconque. Tes replis sont doux, repenser à ton corps charnu, nu et offert, me rend fou. Ok, je traverse. Tu attends de moi bien plus qu’un désir mâle.
Chère Ada, je me suis livré plus que d’habitude dans la missive de ce soir. J’espère que notre complicité gagnera en profondeur. Après tout, on s’en fout de tous ces filtres.
Ta tête et les étoiles, c’est ce qu’il y a de plus beau au monde.
J’ai lu quelque part cette traduction d’un texte du poète turc Nâzim Hikmet, je n’en trouve plus la trace. Putain d’internet, qui livre tout… sauf l’essentiel.
J’avais 18 ans quand je l’ai parcourue, cette phrase, et elle me revient souvent, comme un ressac.
Ta tête et les étoiles, c’est ce qu’il y a de plus beau au monde.
Theus, le chien blanc de l’autre jour
Chère Ada,
Quand même, merci pour ta lettre. Je l’ai lue les cils humides. J’ai affiché l’enveloppe fleurie dans ma cuisine puis j’ai tout laissé en plan. Je n’ai pas songé à te résister, je me suis envolé vers toi.
Je me suis coulé dans une bague fine à ton doigt. Pas l’anneau doré qui a l’air d’une alliance. L’autre, aussi délicate, qui la surmonte, ornée d’une pierre transparente et biseautée qui fragmente la lumière. J’étais à ton doigt un jour durant.
Tu n’as pas senti ma présence.
J’étais avec toi chez la manucure. Tu peux être superficielle parfois. Amoureuse des éclats faciles, du brillant, du papier glacé.
Pourtant je t’ai entendu murmurer :
– Moi je n’aime pas les femmes trop soignées.
La manucure a sursauté :
– On n’est jamais trop soigné.
Tu as rétorqué :
– J’aime un maquillage léger, l’élégance raffinée, pour autant que cela ne vire pas à l’obsession, que cela ne masque pas un vide. Je crois aussi que le temps passé à se malaxer-botoxer le visage est du temps prélevé sur la tendresse.
La sophistication extrême révèle une faille, la crainte d’être soi, le besoin de se dissimuler derrière des paillettes. J’aime les femmes assez naturelles. Celles qui n’ont pas un deuxième visage sous la couche de fond de teint.
Et j’aime te voir décoiffée, les cheveux au vent sur ton vélo. C’est ainsi que tu es la plus intrépide, la plus sauvage, la plus séduisante.
J’ai vu ton émotion vive lorsque ta fille a évoqué la détresse psychologique de son amie. La souffrance de cette adolescente te transperce. Nos impuissances douloureuses.
Ta fille avait envie de parler. J’ai vu votre complicité renouvelée. Ton émotion encore lorsque vous avez évoqué Gaza et Isräel, ces déchirures qui défigurent le berceau de l’humanité.