La nuit est longue

Cher Theus,

 

La nuit est longue sans toi aux gestes suspendus. Sans ta détresse et tes doutes.

Un temps, j’ai pensé qu’il suffirait d’aller vers celles et ceux qui dégagent une certaine lumière.

Être, c’est beaucoup plus que s’agripper.

Les zones d’ombre à traverser pour accéder à de meilleures versions de nous-mêmes, c’est un chemin d’alpiniste qui fait mal aux cuisses. Un couloir d’éboulis et une crête fine à parcourir. Un sentier que j’emprunte seule. Hors du groupe.

Bande son de la carte postale : jazz easy, Brad Mehldau. Swing, douceur, jamais mièvrerie. Cette puissance fébrile qui se construit au-dessus des précipices. Ensuite Miles Davis – Le Maître. Qui en a vu des nuits, des tunnels, des périodes sombres.

Merde à l’asservissement doucereux. Merde à l’impératif de bonheur.

La nuit est longue pour ceux qui dorment dehors et ont peur, et ont froid.

Elle est longue, dans les bars, pour les musiciens et les vendeurs de roses-dont-personne-ne-veut. Pour ceux qui veillent dans un lit vide, se retournent. Rallument la lumière.

La nuit est longue sans tes questionnements.

Dans les éclats de rire des noceurs, où le cynisme déboîte les mâchoires, j’ai froid. Dans les échauffements politiques, j’ai froid. La canicule est une illusion des sens.

L’homme que je croise tous les jours devant l’église Saint-Jacques est toujours là. Je découvre qu’il a un fils. J’ai froid. Mon sandwich et mes piécettes iront jusqu’à son coeur, mais ne sont rien.

« La douceur n’est-elle évidente que lorsqu’elle nous déserte et revient ? »

(Anne Dufourmantelle)

Reviens, Theus, sous la forme d’un ours en peluche ou d’un timbre-poste. Ce serait bon de retrouver cette sauvagerie sensuelle qui est la nôtre. Un amour sans tiédeur. On s’en fout des autres amours, rien n’est tromperie.

La nuit est longue sans l’espérance. Mais tant de personnes remontent de crevasses sans fond.

La nuit est longue tant que je ne suis pas perchée au sommet de cette montagne fantasmée, où les obligations et le bruit du monde me feront sourire.

J’apprends à me transformer. Je serai bientôt dans ton jardin, ma carcasse sous le pelage d’un chat ou qui sait, d’un autre félin. Je miaulerai à ma manière. Tu me reconnaîtras.

Ou alors je serai une sirène, belle et pleine de désir.

Ada

J'EMBRASSE TA CHEVELURE​

Chère Ada,

 
La nuit est tombée, lourde, sur mon village.
 
Depuis des mois, je cherche à t’éloigner, je t’efface par petites touches, je gomme les contours de ton visage, de ta voix. Je me libère de toi.
Quand j’y parviens presque, tu ressurgis. Si je ne t’aimais pas autant, je dirais que tu es insupportable. Tu es celle qui revient quand on n’y croit plus.

Quand même, merci pour ta lettre. Je l’ai lue les cils humides. J’ai affiché l’enveloppe fleurie dans ma cuisine puis j’ai tout laissé en plan. Je n’ai pas songé à te résister, je me suis envolé vers toi.

Je me suis coulé dans une bague fine à ton doigt. Pas l’anneau doré qui a l’air d’une alliance. L’autre, aussi délicate, qui la surmonte, ornée d’une pierre transparente et biseautée qui fragmente la lumière. J’étais à ton doigt un jour durant.

Tu n’as pas senti ma présence.

J’étais avec toi chez la manucure. Tu peux être superficielle parfois. Amoureuse des éclats faciles, du brillant, du papier glacé.

Pourtant je t’ai entendu murmurer :

– Moi je n’aime pas les femmes trop soignées.

La manucure a sursauté :

– On n’est jamais trop soigné.

Tu as rétorqué :

– J’aime un maquillage léger, l’élégance raffinée, pour autant que cela ne vire pas à l’obsession, que cela ne masque pas un vide. Je crois aussi que le temps passé à se malaxer-botoxer le visage est du temps prélevé sur la tendresse.

La sophistication extrême révèle une faille, la crainte d’être soi, le besoin de se dissimuler derrière des paillettes. J’aime les femmes assez naturelles. Celles qui n’ont pas un deuxième visage sous la couche de fond de teint.

Et j’aime te voir décoiffée, les cheveux au vent sur ton vélo. C’est ainsi que tu es la plus intrépide, la plus sauvage, la plus séduisante.

J’ai vu ton émotion vive lorsque ta fille a évoqué la détresse psychologique de son amie. La souffrance de cette adolescente te transperce. Nos impuissances douloureuses.

Ta fille avait envie de parler. J’ai vu votre complicité renouvelée. Ton émotion encore lorsque vous avez évoqué Gaza et Isräel, ces déchirures qui défigurent le berceau de l’humanité.

Je ne sais pas pourquoi tu m’écris à nouveau, mais je sens qu’une douceur nouvelle éclot en toi… Je sais aussi que tes cyclones intérieurs peuvent se lever d’un instant à l’autre, imprévisibles. Serais-tu vexée si je te dis qu’avec le temps, tes tornades m’attendrissent?
J’ai fait mine de t’oublier, pourtant la magie de tes gestes demeure, sceau invisible.
 
Accroche-toi à la douceur.
 
J’embrassse ta chevelure, souple et soyeuse. Comment aurais-je pu en oublier la couleur ?
 
Theus