– D’où venez-vous ?
– D’Ethiopie.
– La route a été longue ?
– Très.
Peut-être que toutes les douleurs du monde, les départs dans la peur et la violence, les nuits passées dehors sans un toit, l’aide qui ne vient pas, mais aussi les désarrois de l’Européen dans son confort, ses chagrins d’amour, l’impuissance des arbres violentés par la tempête, ne sont qu’un seul fleuve, un même courant, et se déversent ensemble dans une mer immense.
Elle était belle, avec ses deux tresses noires plaquées sur son grand front sombre. Elle devait avoir l’âge de ma fille. Il y avait en elle quelque chose d’affirmé, une féminité que mon enfant n’avait pas encore développée. Des larmes brillaient au coin de ses yeux, mais ne coulaient pas sur ses joues.
Theus, ta douleur, je la prends, et je la jette à la mer.
Ada
Chère Ada,
Quand même, merci pour ta lettre. Je l’ai lue les cils humides. J’ai affiché l’enveloppe fleurie dans ma cuisine puis j’ai tout laissé en plan. Je n’ai pas songé à te résister, je me suis envolé vers toi.
Je me suis coulé dans une bague fine à ton doigt. Pas l’anneau doré qui a l’air d’une alliance. L’autre, aussi délicate, qui la surmonte, ornée d’une pierre transparente et biseautée qui fragmente la lumière. J’étais à ton doigt un jour durant.
Tu n’as pas senti ma présence.
J’étais avec toi chez la manucure. Tu peux être superficielle parfois. Amoureuse des éclats faciles, du brillant, du papier glacé.
Pourtant je t’ai entendu murmurer :
– Moi je n’aime pas les femmes trop soignées.
La manucure a sursauté :
– On n’est jamais trop soigné.
Tu as rétorqué :
– J’aime un maquillage léger, l’élégance raffinée, pour autant que cela ne vire pas à l’obsession, que cela ne masque pas un vide. Je crois aussi que le temps passé à se malaxer-botoxer le visage est du temps prélevé sur la tendresse.
La sophistication extrême révèle une faille, la crainte d’être soi, le besoin de se dissimuler derrière des paillettes. J’aime les femmes assez naturelles. Celles qui n’ont pas un deuxième visage sous la couche de fond de teint.
Et j’aime te voir décoiffée, les cheveux au vent sur ton vélo. C’est ainsi que tu es la plus intrépide, la plus sauvage, la plus séduisante.
J’ai vu ton émotion vive lorsque ta fille a évoqué la détresse psychologique de son amie. La souffrance de cette adolescente te transperce. Nos impuissances douloureuses.
Ta fille avait envie de parler. J’ai vu votre complicité renouvelée. Ton émotion encore lorsque vous avez évoqué Gaza et Isräel, ces déchirures qui défigurent le berceau de l’humanité.