Theus,
Il y a ce truc qui frappe, qui toque, qui revient. Ce bruit de porte claquée. On me dit tout va bien. C’est juste le vent qui entrechoque les volets. Tout va bien, rendors-toi. Calme-toi, ce n’est qu’une brise légère. Cette violence, ce n’est rien, les obus sont loin.
Je rêve où tout s’accélère, je rêve où Rome se fait et défait en un jour ? Je rêve où la dureté est partout ?
En Europe, en Afrique, aux States, en Méditerrannée,
Ok le changement, ok l’évolution, la vie est un courant, un flux rapide aux mille métamorphoses, aux mille poissons argentés. Mais là ça devient dingo.
Je vais dans le flow, brasse coulée, j’épouse le mouvement. J’espère juste que l’eau coule dans le bon sens, les gars. Le débit s’accélère, il y a des barrages, des cascades, des blessés, ceux qui coulent à pic et ceux qui surnagent, moi je me fonds dans la masse, je respire, j’essaie d’orienter ma trajectoire… en fait non, je laisse tomber les battements des jambes, ça ne sert à rien, je remets les rênes à mon Être intime, celui qui n’a plus peur. J’y vais,on s’adapte, Darwin m’épaule et me sourit.
Il y a ceux qui se replient dans une bulle douillette, trouvent un endroit secret où rien ne bouge, où les plantes vivent en paix. Il y a ceux qui freinent des quatre fers, il y a ceux qui vont au front. Où me situer?
Ok Karl, un monde s’éteint. L’émerveillement facile, le gloss, c’est fini. L’amour de Visconti ne suffit plus à conduire une vie.
Jusqu’ici tout va bien. J’écoute mon souffle, les forces à l’œuvre.
Ada
Chère Ada,
Quand même, merci pour ta lettre. Je l’ai lue les cils humides. J’ai affiché l’enveloppe fleurie dans ma cuisine puis j’ai tout laissé en plan. Je n’ai pas songé à te résister, je me suis envolé vers toi.
Je me suis coulé dans une bague fine à ton doigt. Pas l’anneau doré qui a l’air d’une alliance. L’autre, aussi délicate, qui la surmonte, ornée d’une pierre transparente et biseautée qui fragmente la lumière. J’étais à ton doigt un jour durant.
Tu n’as pas senti ma présence.
J’étais avec toi chez la manucure. Tu peux être superficielle parfois. Amoureuse des éclats faciles, du brillant, du papier glacé.
Pourtant je t’ai entendu murmurer :
– Moi je n’aime pas les femmes trop soignées.
La manucure a sursauté :
– On n’est jamais trop soigné.
Tu as rétorqué :
– J’aime un maquillage léger, l’élégance raffinée, pour autant que cela ne vire pas à l’obsession, que cela ne masque pas un vide. Je crois aussi que le temps passé à se malaxer-botoxer le visage est du temps prélevé sur la tendresse.
La sophistication extrême révèle une faille, la crainte d’être soi, le besoin de se dissimuler derrière des paillettes. J’aime les femmes assez naturelles. Celles qui n’ont pas un deuxième visage sous la couche de fond de teint.
Et j’aime te voir décoiffée, les cheveux au vent sur ton vélo. C’est ainsi que tu es la plus intrépide, la plus sauvage, la plus séduisante.
J’ai vu ton émotion vive lorsque ta fille a évoqué la détresse psychologique de son amie. La souffrance de cette adolescente te transperce. Nos impuissances douloureuses.
Ta fille avait envie de parler. J’ai vu votre complicité renouvelée. Ton émotion encore lorsque vous avez évoqué Gaza et Isräel, ces déchirures qui défigurent le berceau de l’humanité.