Tu écoutais de la musique dans ton salon

Chère Ada,

 

J’étais sur ta terrasse hier soir. J’ai filé dans le gris du ciel sans percuter aucun être volant, ce qui tient du miracle, j’ai repéré ton balcon et me suis posé sur la table verte, en fer blanc, celle que tu avais achetée au marché aux puces et que je t’avais aidée à porter. J’ai mal maîtrisé l’atterrissage, j’y ai laissé quelques plumes. Tu peux aller jeter un coup d’œil, mes serres ont griffé la peinture écaillée.

Ça faisait longtemps que je ne m’étais pas travesti pour te surprendre. Jamais tu n’as usé de ce subterfuge, toi. C’est une expérience, crois-moi, d’être glycine, chien ou moineau. Cette fois j’étais corneille.
Ton salon était éclairé. Longuement, j’ai pu t’observer. Aller et venir. Mettre de la musique. Changer de titre. Lisser tes cheveux devant le miroir. Scruter ton téléphone qui s’allumait, le regarder d’un air indécis et te détourner. Te servir un verre de vin, lire un journal. Le poser après cinq minutes. Faire bouillir de l’eau pour ta tisane du soir. T’allonger sur ton canapé. Scruter le plafond.
J’aurais aimé que tu te déshabilles. Ou alors juste que tu viennes arroser tes plantes sur le balcon et que nous nous trouvions nez à nez.
J’ai devant moi les documents de mon divorce. J’ai l’impression d’avoir rangé une partie de ma vie dans des caisses. Ce fut long et douloureux, à présent je crois que j’entame autre chose. C’est comme si j’étais sur un haut plateau, beau mais nu, désolé. Quelques pics enneigés à l’horizon, pas une seule habitation. Je suis de retour dans la vie. C’est étrange. Je me sens malhabile, un peu perdu, mais les forces reviennent progressivement. Je n’ai plus à lutter. Et ça c’est bon.
A travers la vitre, j’ai aussi vu ta tristesse. Parfois, c’est un passage obligé. Après, tu ouvriras tes ailes.

 

Theus

J'EMBRASSE TA CHEVELURE​

Chère Ada,

 
La nuit est tombée, lourde, sur mon village.
 
Depuis des mois, je cherche à t’éloigner, je t’efface par petites touches, je gomme les contours de ton visage, de ta voix. Je me libère de toi.
Quand j’y parviens presque, tu ressurgis. Si je ne t’aimais pas autant, je dirais que tu es insupportable. Tu es celle qui revient quand on n’y croit plus.

Quand même, merci pour ta lettre. Je l’ai lue les cils humides. J’ai affiché l’enveloppe fleurie dans ma cuisine puis j’ai tout laissé en plan. Je n’ai pas songé à te résister, je me suis envolé vers toi.

Je me suis coulé dans une bague fine à ton doigt. Pas l’anneau doré qui a l’air d’une alliance. L’autre, aussi délicate, qui la surmonte, ornée d’une pierre transparente et biseautée qui fragmente la lumière. J’étais à ton doigt un jour durant.

Tu n’as pas senti ma présence.

J’étais avec toi chez la manucure. Tu peux être superficielle parfois. Amoureuse des éclats faciles, du brillant, du papier glacé.

Pourtant je t’ai entendu murmurer :

– Moi je n’aime pas les femmes trop soignées.

La manucure a sursauté :

– On n’est jamais trop soigné.

Tu as rétorqué :

– J’aime un maquillage léger, l’élégance raffinée, pour autant que cela ne vire pas à l’obsession, que cela ne masque pas un vide. Je crois aussi que le temps passé à se malaxer-botoxer le visage est du temps prélevé sur la tendresse.

La sophistication extrême révèle une faille, la crainte d’être soi, le besoin de se dissimuler derrière des paillettes. J’aime les femmes assez naturelles. Celles qui n’ont pas un deuxième visage sous la couche de fond de teint.

Et j’aime te voir décoiffée, les cheveux au vent sur ton vélo. C’est ainsi que tu es la plus intrépide, la plus sauvage, la plus séduisante.

J’ai vu ton émotion vive lorsque ta fille a évoqué la détresse psychologique de son amie. La souffrance de cette adolescente te transperce. Nos impuissances douloureuses.

Ta fille avait envie de parler. J’ai vu votre complicité renouvelée. Ton émotion encore lorsque vous avez évoqué Gaza et Isräel, ces déchirures qui défigurent le berceau de l’humanité.

Je ne sais pas pourquoi tu m’écris à nouveau, mais je sens qu’une douceur nouvelle éclot en toi… Je sais aussi que tes cyclones intérieurs peuvent se lever d’un instant à l’autre, imprévisibles. Serais-tu vexée si je te dis qu’avec le temps, tes tornades m’attendrissent?
J’ai fait mine de t’oublier, pourtant la magie de tes gestes demeure, sceau invisible.
 
Accroche-toi à la douceur.
 
J’embrassse ta chevelure, souple et soyeuse. Comment aurais-je pu en oublier la couleur ?
 
Theus