Theus,
C’est ok de ne pas être esclave du désir de l’autre. De sauver ta peau. De rejeter la personne que tu aimes. Parce qu’elle est sans égards, sans les mots d’amour.
C’est ok de te taire quand tu as mal. De pleurer dans la rue, avec les passants qui scrutent ton visage noyé de larmes. De pousser ton vélo avec de gros sacs de courses accrochés au guidon et encore un sur le porte-bagage, et ce visage déformé par les sanglots. C’est ok de ne plus savoir être aimée.
De faire profil bas quand la chance vient enfin. D’observer et de mettre la musique plus fort dans tes écouteurs. Le dernier album de Nick Cave, c’est pas mal. Ou un vieux Jeff Buckley.
De rester dans les coulisses quand tu pourrais enfin entrer en scène et que tu as plein de trucs sensés à dire. De laisser un autre, une autre, parler mieux, parler plus fort. C’est ok de regarder ceux qui le savent, ceux qui le veulent, danser mieux, aimer mieux.
C’est ok de rire en soirée avec une fille belle et complètement tarée. Tu pensais la détester, en fait elle n’est pas si folle, c’est juste ce qu’on t’avait dit d’elle. Et tu entrevois ce qu’on peut dire de toi.
C’est ok de ne pas pouvoir passer la nuit avec des inconnus.
C’est ok d’être parmi ceux qui gagnent bien leur vie. Et d’être bien avec ceux qui n’ont rien.
De rêver d’une expédition loin en montagne, loin, très haut, et sans retour. De t’imaginer vivre dans un hameau sur les hauteurs sans pouvoir le faire pour l’instant.
D’être là où tu es pour l’instant.
De ne pas pouvoir rentrer au bureau l’après-midi parce que tu as trifouillé dans ton sac et laissé tomber Dieu sait où ton badge pendant ta pause. C’est ok, parce qu’il y aura toujours une âme secourable pour se dire tiens c’est qui cette tronche de cake je vais lui ramener son badge, du moins le mettre de côté et la contacter.
C’est ok de ne pas trouver tout de suite l’éditeur qui voudra de ton texte. D’hésiter dans le remaniement de tes mots. De trembler quand tu envoies ton roman à une maison d’édition que tu aimes vraiment.
C’est ok.
Et c’est beau.
Tu valides ?
Ada
Chère Ada,
Quand même, merci pour ta lettre. Je l’ai lue les cils humides. J’ai affiché l’enveloppe fleurie dans ma cuisine puis j’ai tout laissé en plan. Je n’ai pas songé à te résister, je me suis envolé vers toi.
Je me suis coulé dans une bague fine à ton doigt. Pas l’anneau doré qui a l’air d’une alliance. L’autre, aussi délicate, qui la surmonte, ornée d’une pierre transparente et biseautée qui fragmente la lumière. J’étais à ton doigt un jour durant.
Tu n’as pas senti ma présence.
J’étais avec toi chez la manucure. Tu peux être superficielle parfois. Amoureuse des éclats faciles, du brillant, du papier glacé.
Pourtant je t’ai entendu murmurer :
– Moi je n’aime pas les femmes trop soignées.
La manucure a sursauté :
– On n’est jamais trop soigné.
Tu as rétorqué :
– J’aime un maquillage léger, l’élégance raffinée, pour autant que cela ne vire pas à l’obsession, que cela ne masque pas un vide. Je crois aussi que le temps passé à se malaxer-botoxer le visage est du temps prélevé sur la tendresse.
La sophistication extrême révèle une faille, la crainte d’être soi, le besoin de se dissimuler derrière des paillettes. J’aime les femmes assez naturelles. Celles qui n’ont pas un deuxième visage sous la couche de fond de teint.
Et j’aime te voir décoiffée, les cheveux au vent sur ton vélo. C’est ainsi que tu es la plus intrépide, la plus sauvage, la plus séduisante.
J’ai vu ton émotion vive lorsque ta fille a évoqué la détresse psychologique de son amie. La souffrance de cette adolescente te transperce. Nos impuissances douloureuses.
Ta fille avait envie de parler. J’ai vu votre complicité renouvelée. Ton émotion encore lorsque vous avez évoqué Gaza et Isräel, ces déchirures qui défigurent le berceau de l’humanité.