Tes yeux

Chère Ada,

 

Merci pour ta lettre. Je valide tout.

C’était drôle de te voir descendre dans la rue et aller chercher ta trousse de toilette dans ton panier à vélo ce matin. Il y avait aussi des documents de la banque et ton agenda papier dans ton totebag Yoga des Bains. Tout ça a dormi dehors. Coup de bol, ta super crème de jour Docteur Hauschka et ton onéreux rouge à lèvres Sysley n’ont pas été subtilisés et il n’avait pas plu. Tu vas encore dire que je t’espionne. Disons que j’étais là.

Ça me rassure, tes oublis, tes petits débordements, ton air de fille dans la lune qui va chercher son maquillage dans la rue après avoir fait trois fois le tour de son appartement. Quand tu es trop stressée tu contrôles, tu structures, et alors je ne te reconnais plus.

Une nuit, aussi, j’ai vu un homme sortir de chez toi. Furtivement. Et j’ai vu ton regard lorsque tu as refermé la porte. Oh Ada, ce regard ! Fais gaffe.
J’ai imaginé ses bras autour de ta taille. Son corps lourd contre ton ventre. Si tu veux mon avis, ce n’est pas le bon. Il est encore temps de t’extraire.
Je ne l’ai vu que trois minutes, mais bon. Je suis parfaitement objectif et impartial, évidemment. En tout cas amical et bienveillant. Peut-être finirons-nous par nous marier, toi et moi, au sommet d’une montagne.
C’est ok, tout est ok, tu ne m’as pas demandé mon avis et mon avis ne demande pas de validation.

Maîtrise tes oeillades, tout ira bien.

Je reviendrai te rendre visite. J’ai quelques idées pour mon prochain accoutrement, mais je te laisse la surprise. Ne te sens pas épiée, je veille sur toi.

Theus.

J'EMBRASSE TA CHEVELURE​

Chère Ada,

 
La nuit est tombée, lourde, sur mon village.
 
Depuis des mois, je cherche à t’éloigner, je t’efface par petites touches, je gomme les contours de ton visage, de ta voix. Je me libère de toi.
Quand j’y parviens presque, tu ressurgis. Si je ne t’aimais pas autant, je dirais que tu es insupportable. Tu es celle qui revient quand on n’y croit plus.

Quand même, merci pour ta lettre. Je l’ai lue les cils humides. J’ai affiché l’enveloppe fleurie dans ma cuisine puis j’ai tout laissé en plan. Je n’ai pas songé à te résister, je me suis envolé vers toi.

Je me suis coulé dans une bague fine à ton doigt. Pas l’anneau doré qui a l’air d’une alliance. L’autre, aussi délicate, qui la surmonte, ornée d’une pierre transparente et biseautée qui fragmente la lumière. J’étais à ton doigt un jour durant.

Tu n’as pas senti ma présence.

J’étais avec toi chez la manucure. Tu peux être superficielle parfois. Amoureuse des éclats faciles, du brillant, du papier glacé.

Pourtant je t’ai entendu murmurer :

– Moi je n’aime pas les femmes trop soignées.

La manucure a sursauté :

– On n’est jamais trop soigné.

Tu as rétorqué :

– J’aime un maquillage léger, l’élégance raffinée, pour autant que cela ne vire pas à l’obsession, que cela ne masque pas un vide. Je crois aussi que le temps passé à se malaxer-botoxer le visage est du temps prélevé sur la tendresse.

La sophistication extrême révèle une faille, la crainte d’être soi, le besoin de se dissimuler derrière des paillettes. J’aime les femmes assez naturelles. Celles qui n’ont pas un deuxième visage sous la couche de fond de teint.

Et j’aime te voir décoiffée, les cheveux au vent sur ton vélo. C’est ainsi que tu es la plus intrépide, la plus sauvage, la plus séduisante.

J’ai vu ton émotion vive lorsque ta fille a évoqué la détresse psychologique de son amie. La souffrance de cette adolescente te transperce. Nos impuissances douloureuses.

Ta fille avait envie de parler. J’ai vu votre complicité renouvelée. Ton émotion encore lorsque vous avez évoqué Gaza et Isräel, ces déchirures qui défigurent le berceau de l’humanité.

Je ne sais pas pourquoi tu m’écris à nouveau, mais je sens qu’une douceur nouvelle éclot en toi… Je sais aussi que tes cyclones intérieurs peuvent se lever d’un instant à l’autre, imprévisibles. Serais-tu vexée si je te dis qu’avec le temps, tes tornades m’attendrissent?
J’ai fait mine de t’oublier, pourtant la magie de tes gestes demeure, sceau invisible.
 
Accroche-toi à la douceur.
 
J’embrassse ta chevelure, souple et soyeuse. Comment aurais-je pu en oublier la couleur ?
 
Theus