Loup, y es-tu?

Chère Ada,

 
Quitte ce qui t’étrique et te ratatine, quitte ce qui te tire vers le bas, te pèse comme du plomb, oui, quitte les situations compliquées, les malotrus, les maladroits, les mal en point qui rouvrent les plaies ou oeuvrent à la stagnation. Mais ne me quitte pas moi.
Quitte pour aller vers ceux que tu aimes, ceux qui te regardent grandir comme une petite tige verte, ceux qui t’apportent un thé au lit après ta sieste, t’emmènent voir un bon film au cinéma, grimper sur le dos des montagnes, ceux qui te font rire quand tu as le coeur à l’envers.

Quitte pour retrancher, déblayer. Pas pour occire à tout prix.

La vraie guerrière ne craint pas de meurtrir, mais elle ne dévaste pas tout sur son passage. Le rouge du combat aux joues, elle a le regard franc et clair, celui de la sagesse.
Regarde la nuit tomber sur le massif de la Chartreuse, là-bas des animaux se préparent à l’obscurité. Ils se tapissent dans les feuilles mortes, piétinent les lichens, se réunissent en meutes ou cherchent un endroit à l’écart pour passer la nuit. Certains guettent une proie gentille, pas trop vive, à dévorer. D’autres se lovent contre le sein maternel. Des loups, des biches, des sangliers. Des mulots, des fourmis. Ils se cachent, se traquent et se rencontrent, s’affrontent peut-être.

Quitte tout ce que tu veux, mais pas moi, ton bon génie, ton meilleur apôtre, ton ver luisant, ta petite machine intérieure.

Parfois tu as la rage. Et c’est beau de te voir montrer les crocs. Mais n’oublie pas cette arme redoutable: ta douceur.

 

Theus

 

J'EMBRASSE TA CHEVELURE​

Chère Ada,

 
La nuit est tombée, lourde, sur mon village.
 
Depuis des mois, je cherche à t’éloigner, je t’efface par petites touches, je gomme les contours de ton visage, de ta voix. Je me libère de toi.
Quand j’y parviens presque, tu ressurgis. Si je ne t’aimais pas autant, je dirais que tu es insupportable. Tu es celle qui revient quand on n’y croit plus.

Quand même, merci pour ta lettre. Je l’ai lue les cils humides. J’ai affiché l’enveloppe fleurie dans ma cuisine puis j’ai tout laissé en plan. Je n’ai pas songé à te résister, je me suis envolé vers toi.

Je me suis coulé dans une bague fine à ton doigt. Pas l’anneau doré qui a l’air d’une alliance. L’autre, aussi délicate, qui la surmonte, ornée d’une pierre transparente et biseautée qui fragmente la lumière. J’étais à ton doigt un jour durant.

Tu n’as pas senti ma présence.

J’étais avec toi chez la manucure. Tu peux être superficielle parfois. Amoureuse des éclats faciles, du brillant, du papier glacé.

Pourtant je t’ai entendu murmurer :

– Moi je n’aime pas les femmes trop soignées.

La manucure a sursauté :

– On n’est jamais trop soigné.

Tu as rétorqué :

– J’aime un maquillage léger, l’élégance raffinée, pour autant que cela ne vire pas à l’obsession, que cela ne masque pas un vide. Je crois aussi que le temps passé à se malaxer-botoxer le visage est du temps prélevé sur la tendresse.

La sophistication extrême révèle une faille, la crainte d’être soi, le besoin de se dissimuler derrière des paillettes. J’aime les femmes assez naturelles. Celles qui n’ont pas un deuxième visage sous la couche de fond de teint.

Et j’aime te voir décoiffée, les cheveux au vent sur ton vélo. C’est ainsi que tu es la plus intrépide, la plus sauvage, la plus séduisante.

J’ai vu ton émotion vive lorsque ta fille a évoqué la détresse psychologique de son amie. La souffrance de cette adolescente te transperce. Nos impuissances douloureuses.

Ta fille avait envie de parler. J’ai vu votre complicité renouvelée. Ton émotion encore lorsque vous avez évoqué Gaza et Isräel, ces déchirures qui défigurent le berceau de l’humanité.

Je ne sais pas pourquoi tu m’écris à nouveau, mais je sens qu’une douceur nouvelle éclot en toi… Je sais aussi que tes cyclones intérieurs peuvent se lever d’un instant à l’autre, imprévisibles. Serais-tu vexée si je te dis qu’avec le temps, tes tornades m’attendrissent?
J’ai fait mine de t’oublier, pourtant la magie de tes gestes demeure, sceau invisible.
 
Accroche-toi à la douceur.
 
J’embrassse ta chevelure, souple et soyeuse. Comment aurais-je pu en oublier la couleur ?
 
Theus