J'ouvre grand les bras

Cher Theus,

 
Non, je ne te quitterai pas. Parfois j’en ai envie, bah oui, évidemment. Te quitter toi et tout le reste. Quand tout presse, tout se colle à moi, s’agglutine comme une mauvaise poix, comme une graisse noire et collante de vélo, de moteur, tout ces trucs qui font fonctionner la machine, les délais d’inscription, les listes, de courses, de coups de téléphone, de rendez-vous à annuler, de rendez-vous à prendre.
Je lutte. Non, pas de liste dans mon téléphone, pas de post-it glissé dans mon sac ni sur mon frigo, tout dans ma tête. Et parfois ma tête déraille.
Parfois je déraisonne. J’envoie tout balader, ce qui me déplaît, ce qui me plaît un peu, ce qui m’encombre, tout ce que je peux retrancher, je le cisaille. Je dis merde à tout ce bazar. Sans discernement. Merde, je dis, j’aspire à mieux! Et dans cette calvacade, dans ce grand fatras, juste pour faire le vide, je balance aussi des choses auxquelles je tiens, des objets délicats, des êtres irremplaçables.
Heureusement, certains s’accrochent.
 
Heureusement, tu t’accroches.
Ok, il y a des trucs que je ne peux pas chiffonner, jeter au rebut. Des obligations professionnelles, des attentes que j’ai suscitées consciemment, en des instants de félicité entière, pure.
Alors ça gigote dans ma tête, dans mon coeur.
Alors en pensée, j’enfile une robe de soirée dans laquelle je me sens belle, j’ouvre grand les bras, et je respire.
Je respire. Et je respire, encore.

Ensuite, je réfléchis à des escapades possibles. Des voyages en solo. Mer, planche à voile, vent, désert, haute-montagne, neige, des expéditions qui poussent mon corps dans l’effort, des courses qui me font transpirer, ahaner, me transforment en aventurière (en robe de soirée, pas eu le temps de me changer), des voyages loin de mes rues quotidiennes, qui élargissent le spectre de mes capacités.

Theus, tu n’es pas mon bon génie, mon ver luisant, mon Jiminy Cricket, tu n’es pas mon jouet préféré, tu es la meilleure facette de moi-même, mon étoile du Berger.

Pardon si mon impulsivité te blesse parfois.

Ada (les bras ouverts en croix)

J'EMBRASSE TA CHEVELURE​

Chère Ada,

 
La nuit est tombée, lourde, sur mon village.
 
Depuis des mois, je cherche à t’éloigner, je t’efface par petites touches, je gomme les contours de ton visage, de ta voix. Je me libère de toi.
Quand j’y parviens presque, tu ressurgis. Si je ne t’aimais pas autant, je dirais que tu es insupportable. Tu es celle qui revient quand on n’y croit plus.

Quand même, merci pour ta lettre. Je l’ai lue les cils humides. J’ai affiché l’enveloppe fleurie dans ma cuisine puis j’ai tout laissé en plan. Je n’ai pas songé à te résister, je me suis envolé vers toi.

Je me suis coulé dans une bague fine à ton doigt. Pas l’anneau doré qui a l’air d’une alliance. L’autre, aussi délicate, qui la surmonte, ornée d’une pierre transparente et biseautée qui fragmente la lumière. J’étais à ton doigt un jour durant.

Tu n’as pas senti ma présence.

J’étais avec toi chez la manucure. Tu peux être superficielle parfois. Amoureuse des éclats faciles, du brillant, du papier glacé.

Pourtant je t’ai entendu murmurer :

– Moi je n’aime pas les femmes trop soignées.

La manucure a sursauté :

– On n’est jamais trop soigné.

Tu as rétorqué :

– J’aime un maquillage léger, l’élégance raffinée, pour autant que cela ne vire pas à l’obsession, que cela ne masque pas un vide. Je crois aussi que le temps passé à se malaxer-botoxer le visage est du temps prélevé sur la tendresse.

La sophistication extrême révèle une faille, la crainte d’être soi, le besoin de se dissimuler derrière des paillettes. J’aime les femmes assez naturelles. Celles qui n’ont pas un deuxième visage sous la couche de fond de teint.

Et j’aime te voir décoiffée, les cheveux au vent sur ton vélo. C’est ainsi que tu es la plus intrépide, la plus sauvage, la plus séduisante.

J’ai vu ton émotion vive lorsque ta fille a évoqué la détresse psychologique de son amie. La souffrance de cette adolescente te transperce. Nos impuissances douloureuses.

Ta fille avait envie de parler. J’ai vu votre complicité renouvelée. Ton émotion encore lorsque vous avez évoqué Gaza et Isräel, ces déchirures qui défigurent le berceau de l’humanité.

Je ne sais pas pourquoi tu m’écris à nouveau, mais je sens qu’une douceur nouvelle éclot en toi… Je sais aussi que tes cyclones intérieurs peuvent se lever d’un instant à l’autre, imprévisibles. Serais-tu vexée si je te dis qu’avec le temps, tes tornades m’attendrissent?
J’ai fait mine de t’oublier, pourtant la magie de tes gestes demeure, sceau invisible.
 
Accroche-toi à la douceur.
 
J’embrassse ta chevelure, souple et soyeuse. Comment aurais-je pu en oublier la couleur ?
 
Theus