Plumetis

Cher Theus,

 

Devons-nous, comme il se doit, comme les conventions l’exigent, nous souhaiter une bonne, duveteuse, mirifique année?

Je me suis enfin travestie pour venir te rendre visite en Espagne. J’étais plume! Je me suis laissée déposer par une mouette barcelonaise – un peu revêche, la mouette, elle rechignait à me véhiculer, sale bête. J’ai survolé avec elle un bout de mer, des terres volcaniques, des massifs couverts de végétation sèche, des villages, des hameaux, ta campagne désertique, avant de me laisser tomber sur ton balcon. Ton fils aîné m’a trouvée jolie et m’a baladée un moment avec lui. Dans sa poche. Dans son cartable. J’ai vu l’école, les copains, votre chat rondouillard aux pupilles jaunes et intelligentes. Tu ne m’as pas regardée un instant!
Bref, c’était moyen pour une première transformation.
Mais j’ai pu t’observer en train de cuisiner, faire des maths avec tes deux ados, je t’ai entendu t’énerver contre ton ex-compagne au téléphone, et je t’ai vu danser au salon sur Agnès Obel, puis faire claquer dans l’air d’invisibles castagnettes sur un air de flamenco.
Bientôt, l’espace ne sera plus. Bientôt, le temps ne sera plus. Nous n’aurons plus besoin de ces subterfuges de magiciens pour entrer en contact.
Je reste une apprentie sorcière qui cherche à apprivoiser la vie et jeter de gentils sorts. J’apprends à faire mal aux méchants, finalement ça me coûte moins que je ne l’imaginais. Je commence à y prendre goût.

Devenons humus, devenons petites choses humbles et heureuses de nourrir les racines qui nous entourent et grimpent haut.

Suis-je vraiment plume légère? Loin s’en faut. Mon plomb pèse cent fois plus que tout votre or. Et mes plumes sont collées à mon corps.

Mon coeur est moins sec, c’est peut-être là que je sens le mieux palpiter la douceur des plumes.

J’avais envie de partager ça avec toi, que tu sentes un peu le velours de ma peau, le lisse de mes organes, peu à peu ils reprennent vie.

 

Je t’embrasse doucement.

 

Sus aux voeux conventionnels, gloire à nos aspirations tous les mois de l’année.

Ada (des pieds à la tête emplumée)

J'EMBRASSE TA CHEVELURE​

Chère Ada,

 
La nuit est tombée, lourde, sur mon village.
 
Depuis des mois, je cherche à t’éloigner, je t’efface par petites touches, je gomme les contours de ton visage, de ta voix. Je me libère de toi.
Quand j’y parviens presque, tu ressurgis. Si je ne t’aimais pas autant, je dirais que tu es insupportable. Tu es celle qui revient quand on n’y croit plus.

Quand même, merci pour ta lettre. Je l’ai lue les cils humides. J’ai affiché l’enveloppe fleurie dans ma cuisine puis j’ai tout laissé en plan. Je n’ai pas songé à te résister, je me suis envolé vers toi.

Je me suis coulé dans une bague fine à ton doigt. Pas l’anneau doré qui a l’air d’une alliance. L’autre, aussi délicate, qui la surmonte, ornée d’une pierre transparente et biseautée qui fragmente la lumière. J’étais à ton doigt un jour durant.

Tu n’as pas senti ma présence.

J’étais avec toi chez la manucure. Tu peux être superficielle parfois. Amoureuse des éclats faciles, du brillant, du papier glacé.

Pourtant je t’ai entendu murmurer :

– Moi je n’aime pas les femmes trop soignées.

La manucure a sursauté :

– On n’est jamais trop soigné.

Tu as rétorqué :

– J’aime un maquillage léger, l’élégance raffinée, pour autant que cela ne vire pas à l’obsession, que cela ne masque pas un vide. Je crois aussi que le temps passé à se malaxer-botoxer le visage est du temps prélevé sur la tendresse.

La sophistication extrême révèle une faille, la crainte d’être soi, le besoin de se dissimuler derrière des paillettes. J’aime les femmes assez naturelles. Celles qui n’ont pas un deuxième visage sous la couche de fond de teint.

Et j’aime te voir décoiffée, les cheveux au vent sur ton vélo. C’est ainsi que tu es la plus intrépide, la plus sauvage, la plus séduisante.

J’ai vu ton émotion vive lorsque ta fille a évoqué la détresse psychologique de son amie. La souffrance de cette adolescente te transperce. Nos impuissances douloureuses.

Ta fille avait envie de parler. J’ai vu votre complicité renouvelée. Ton émotion encore lorsque vous avez évoqué Gaza et Isräel, ces déchirures qui défigurent le berceau de l’humanité.

Je ne sais pas pourquoi tu m’écris à nouveau, mais je sens qu’une douceur nouvelle éclot en toi… Je sais aussi que tes cyclones intérieurs peuvent se lever d’un instant à l’autre, imprévisibles. Serais-tu vexée si je te dis qu’avec le temps, tes tornades m’attendrissent?
J’ai fait mine de t’oublier, pourtant la magie de tes gestes demeure, sceau invisible.
 
Accroche-toi à la douceur.
 
J’embrassse ta chevelure, souple et soyeuse. Comment aurais-je pu en oublier la couleur ?
 
Theus