Cher Theus,
Je t’écris encore. Je suis redescendue en plaine. La montagne, qui était mon refuge, ma zone de repli, m’a malmenée cette fois. Bourrasques et verglas m’ont fait glisser dans une crevasse profonde au creux de moi.
Je viens de revoir Sueurs froides. Kim Novak éblouissante dans son teint diaphane et sa fausse candeur. Le simulacre de la folie, et cette beauté insoutenable, depuis le tailleur gris à l’ajustement impeccable jusqu’au chignon parfaitement enroulé qui dégage la nuque délicate. La chute depuis le clocher. Le vertige, et le pauvre James Steward épouvanté par ce corps aimé propulsé dans les airs, écrasé sur les toits. Sueurs froides est une adaptation d’un roman de Boileau-Narcejac, D’entre les morts – qui s’en souvient? Le génie d’Hitchcock pulvérise tout sur son passage.
Jusqu’à quel point sommes-nous doubles? Avec tendresse, avec bienveillance. Avec sincérité. Madeleine ou Judy? Blonde ou rousse? Parfois il s’agit juste de parer au plus pressé, vivre à tout prix, vivre la romance, peut-être l’amour. Jusqu’à quel point la situation de crise a-t-elle vocation à dégager les croyances stériles, les peurs irraisonnées, les dualités faciles ? Pourquoi la vivre jusqu’au bout, jusqu’à la lymphe ? Il serait tellement plus aisé de sauter vers un autre plaisir, un autre semblant d’amour. Vite, combler.
Scruter l’intrus tapi en soi. Le regarder longuement puis le jeter dehors. Elégamment, avec le chignon parfait noué sur le haut de la tête et un maquillage soigné. Avec classe.
Avec classe, refermer un chapitre de sa vie et accepter ce qui vient. Même bizarre-cabossé-de-guingois.
Freud estimait que la danse permettait aux émotions de circuler dans le corps, de les libérer. J’ai entendu ça à la radio ce matin. Si on danse, si on danse vraiment avec énergie, fougueusement, sauvagement, pour laisser ces émotions couler jusqu’à nos pieds et s’échapper dans le sol, le chignon soigneusement apprêté risque de se défaire, alors quoi? On secoue sa crinière et tant pis? On oublie ce petit air compassé qui faisait tourner les têtes?
Je me crêpe beaucoup le chignon avec cet ancien amour que tu connais, j’ai du mal à comprendre comment on a pu partager si longtemps le même lit, se tenir chaud les nuits de pluie et d’orage, puis se battre pour des questions d’argent. Ma générosité est poussée dans ses retranchements. La balance de la Justice, chacun la voit à sa façon – question de perspective.
Kim Novak m’émeut.
Je t’embrasse et rajuste mon chignon.
Je vais bien.
Ada
Chère Ada,
Quand même, merci pour ta lettre. Je l’ai lue les cils humides. J’ai affiché l’enveloppe fleurie dans ma cuisine puis j’ai tout laissé en plan. Je n’ai pas songé à te résister, je me suis envolé vers toi.
Je me suis coulé dans une bague fine à ton doigt. Pas l’anneau doré qui a l’air d’une alliance. L’autre, aussi délicate, qui la surmonte, ornée d’une pierre transparente et biseautée qui fragmente la lumière. J’étais à ton doigt un jour durant.
Tu n’as pas senti ma présence.
J’étais avec toi chez la manucure. Tu peux être superficielle parfois. Amoureuse des éclats faciles, du brillant, du papier glacé.
Pourtant je t’ai entendu murmurer :
– Moi je n’aime pas les femmes trop soignées.
La manucure a sursauté :
– On n’est jamais trop soigné.
Tu as rétorqué :
– J’aime un maquillage léger, l’élégance raffinée, pour autant que cela ne vire pas à l’obsession, que cela ne masque pas un vide. Je crois aussi que le temps passé à se malaxer-botoxer le visage est du temps prélevé sur la tendresse.
La sophistication extrême révèle une faille, la crainte d’être soi, le besoin de se dissimuler derrière des paillettes. J’aime les femmes assez naturelles. Celles qui n’ont pas un deuxième visage sous la couche de fond de teint.
Et j’aime te voir décoiffée, les cheveux au vent sur ton vélo. C’est ainsi que tu es la plus intrépide, la plus sauvage, la plus séduisante.
J’ai vu ton émotion vive lorsque ta fille a évoqué la détresse psychologique de son amie. La souffrance de cette adolescente te transperce. Nos impuissances douloureuses.
Ta fille avait envie de parler. J’ai vu votre complicité renouvelée. Ton émotion encore lorsque vous avez évoqué Gaza et Isräel, ces déchirures qui défigurent le berceau de l’humanité.