Le Monde

Chère Ada,

Ouh la, ce n’est pas la grande forme!
 
Quand tu recevras cette lettre, je sais pourtant que tu auras repris des forces. Cette fragilité mélancolique est un des attributs dont tu vêtes et te dévêts en un éclair. Je te connais.
Je suis à Paris pour un colloque d’astrophysique. Nous avons découvert une nouvelle étoile. Un astre que certains associent à une présence extraterrestre, un signe de vie non humain aux confins de l’univers. Les hypothèses sont nombreuses et farfelues.
Penses-tu parfois à ces roches flottant à des milliers d’années lumières, à l’obscurité immense qui nous entoure, à cet espace inexploré où scintillent quelques objets aimantés à on ne sait quoi, éclairés par une armada d’invisibles soleils?
Il m’arrive de fermer les yeux et de me voir flotter dans cette apesanteur sombre, sans repères ni point d’accroche. Parfois, je m’y sens bien. Une forme de lucidité pré-amniotique.
Je te vois avancer dans ta vie de femme, tu commences à voir où tu vas.
Je te vois, oui, je suis revenu te rendre visite.
 
Cette fois, je me suis glissé dans un bouquet de fleurs que tu t’es offert. J’étais petit moucheron aux ailes plus fines que du papier à cigarettes. Tu as choisi des pivoines blanches chez le fleuriste près de chez toi, je t’ai vue circuler au milieu des seaux garnis de gerbes multicolores, ça m’a fait penser à un film où Meryl Streep achète plein plein plein de fleurs pour une soirée qui finalement n’aura pas lieu. Mais toi tu as juste pris trois pivoines immaculées, et ça te donnait un petit air angélique, dans la rue, tu marchais avec ton gros sac à dos sur les épaules, dont dépassaient des boules de pétales blanches.
Je t’ai vue te fâcher et dire non. Mais vraiment non. Fermer une porte, dire non sans te retourner. Ca te ne ressemble pas, et c’est génial, ça y est, la force monte comme une sève féconde, par jets violents parfois mais tant pis. Je sens poindre en toi une fermeté qui, selon moi, devrait t’aider à te défaire de bagages encombrants. Je sens que certaines décisions t’ont coûté.
Avance. J’aimerais t’aider à rajuster ton chignon et sortir boire un café sur une terrasse avec toi. On poserait les journaux devant nous, mais on ne les lirait pas. On discuterait un peu, pas trop. On laisserait planer de longs silences et en souriant on observerait le défilé des passants, les pas hâtifs des pressés et la nonchalance des flâneurs. Et on regarderait le ciel. Tu sortirais peut-être un livre, l’ouvrirais sans t’y absorber. Lèverais la tête vers moi. Et nous nous sentirions être en vie, nous nous sentirions appartenir au flux du Monde.
 
Theus

J'EMBRASSE TA CHEVELURE​

Chère Ada,

 
La nuit est tombée, lourde, sur mon village.
 
Depuis des mois, je cherche à t’éloigner, je t’efface par petites touches, je gomme les contours de ton visage, de ta voix. Je me libère de toi.
Quand j’y parviens presque, tu ressurgis. Si je ne t’aimais pas autant, je dirais que tu es insupportable. Tu es celle qui revient quand on n’y croit plus.

Quand même, merci pour ta lettre. Je l’ai lue les cils humides. J’ai affiché l’enveloppe fleurie dans ma cuisine puis j’ai tout laissé en plan. Je n’ai pas songé à te résister, je me suis envolé vers toi.

Je me suis coulé dans une bague fine à ton doigt. Pas l’anneau doré qui a l’air d’une alliance. L’autre, aussi délicate, qui la surmonte, ornée d’une pierre transparente et biseautée qui fragmente la lumière. J’étais à ton doigt un jour durant.

Tu n’as pas senti ma présence.

J’étais avec toi chez la manucure. Tu peux être superficielle parfois. Amoureuse des éclats faciles, du brillant, du papier glacé.

Pourtant je t’ai entendu murmurer :

– Moi je n’aime pas les femmes trop soignées.

La manucure a sursauté :

– On n’est jamais trop soigné.

Tu as rétorqué :

– J’aime un maquillage léger, l’élégance raffinée, pour autant que cela ne vire pas à l’obsession, que cela ne masque pas un vide. Je crois aussi que le temps passé à se malaxer-botoxer le visage est du temps prélevé sur la tendresse.

La sophistication extrême révèle une faille, la crainte d’être soi, le besoin de se dissimuler derrière des paillettes. J’aime les femmes assez naturelles. Celles qui n’ont pas un deuxième visage sous la couche de fond de teint.

Et j’aime te voir décoiffée, les cheveux au vent sur ton vélo. C’est ainsi que tu es la plus intrépide, la plus sauvage, la plus séduisante.

J’ai vu ton émotion vive lorsque ta fille a évoqué la détresse psychologique de son amie. La souffrance de cette adolescente te transperce. Nos impuissances douloureuses.

Ta fille avait envie de parler. J’ai vu votre complicité renouvelée. Ton émotion encore lorsque vous avez évoqué Gaza et Isräel, ces déchirures qui défigurent le berceau de l’humanité.

Je ne sais pas pourquoi tu m’écris à nouveau, mais je sens qu’une douceur nouvelle éclot en toi… Je sais aussi que tes cyclones intérieurs peuvent se lever d’un instant à l’autre, imprévisibles. Serais-tu vexée si je te dis qu’avec le temps, tes tornades m’attendrissent?
J’ai fait mine de t’oublier, pourtant la magie de tes gestes demeure, sceau invisible.
 
Accroche-toi à la douceur.
 
J’embrassse ta chevelure, souple et soyeuse. Comment aurais-je pu en oublier la couleur ?
 
Theus