S'enfuir dans des tissus de champs fleuris

Chère Ada,

Les frontières s’ouvrent. Toi tu refermes des portes. Des fougères et des boutons d’or se sont pris dans l’entrebâillement, les tiges sont sectionnées. Il y a de petites fleurs essaimées par terre. Sans vie. Pas formidable, mais d’accord. Tu fais comme tu peux.

Je suis revenu te voir cette semaine, j’ai choisi d’être une de tes boucles d’oreilles. Celles que tu gardes en permanence en ce moment, un anneau doré garni de petits carrés en suspension. Oreille droite. Tu tritures le bijou à peu près 50 fois par jour. Tic ou coquetterie? Il va sans dire que j’ai écouté toutes tes conversations téléphoniques. Rien ne m’a échappé, tes enfants, tes amours, tes collègues, la secrétaire du dentiste.

Je t’ai vue essayer des robes dans une boutique, des couleurs vives, des imprimés de fleurs.

comme pour t’enfuir, courir dans les hautes herbes. Tant pis pour les tiques. Tu verras une lumière diffuse perçant entre les branches. Bientôt. Un jour.

Je ne sais pas quand.

Pas tout de suite car il y a toujours en toi une peur violente, enfantine, comme un effroi devant le grand méchant Yéti, Alors va-s-y balance tout. Balance les meubles et les sarcophages tant que ton cœur ne s’est pas affermi. Tant pis pour les dégâts.

Il y a des gens qui oublient vite, toi je te vois faire de petits tas avec plein de pensées et de souvenirs doux. Comme un empilement de cailloux mais c’est là une matière spongieuse faite de chiffons. Alors ça fait un truc informe, pas de la nostalgie mais une substance humide et un peu gluante à tasser dans un baluchon. Un baluchon noué qui pèse dans ton dos.

Mon conseil ? Tu défais le nœud de tissu et tu déposes tout dans un ruisseau. Les galets et les poissons sont moins compliqués que toi, ils se débrouilleront avec ça, t’inquiète. C’est un truc symbolique à deux balles mais franchement, je le sais, ça marche.

Repose-toi sur tes amis.

 

J’aimerais que tu te transformes enfin.

Je t’aime, maladroitement, à ma façon.

 

Theus

J'EMBRASSE TA CHEVELURE​

Chère Ada,

 
La nuit est tombée, lourde, sur mon village.
 
Depuis des mois, je cherche à t’éloigner, je t’efface par petites touches, je gomme les contours de ton visage, de ta voix. Je me libère de toi.
Quand j’y parviens presque, tu ressurgis. Si je ne t’aimais pas autant, je dirais que tu es insupportable. Tu es celle qui revient quand on n’y croit plus.

Quand même, merci pour ta lettre. Je l’ai lue les cils humides. J’ai affiché l’enveloppe fleurie dans ma cuisine puis j’ai tout laissé en plan. Je n’ai pas songé à te résister, je me suis envolé vers toi.

Je me suis coulé dans une bague fine à ton doigt. Pas l’anneau doré qui a l’air d’une alliance. L’autre, aussi délicate, qui la surmonte, ornée d’une pierre transparente et biseautée qui fragmente la lumière. J’étais à ton doigt un jour durant.

Tu n’as pas senti ma présence.

J’étais avec toi chez la manucure. Tu peux être superficielle parfois. Amoureuse des éclats faciles, du brillant, du papier glacé.

Pourtant je t’ai entendu murmurer :

– Moi je n’aime pas les femmes trop soignées.

La manucure a sursauté :

– On n’est jamais trop soigné.

Tu as rétorqué :

– J’aime un maquillage léger, l’élégance raffinée, pour autant que cela ne vire pas à l’obsession, que cela ne masque pas un vide. Je crois aussi que le temps passé à se malaxer-botoxer le visage est du temps prélevé sur la tendresse.

La sophistication extrême révèle une faille, la crainte d’être soi, le besoin de se dissimuler derrière des paillettes. J’aime les femmes assez naturelles. Celles qui n’ont pas un deuxième visage sous la couche de fond de teint.

Et j’aime te voir décoiffée, les cheveux au vent sur ton vélo. C’est ainsi que tu es la plus intrépide, la plus sauvage, la plus séduisante.

J’ai vu ton émotion vive lorsque ta fille a évoqué la détresse psychologique de son amie. La souffrance de cette adolescente te transperce. Nos impuissances douloureuses.

Ta fille avait envie de parler. J’ai vu votre complicité renouvelée. Ton émotion encore lorsque vous avez évoqué Gaza et Isräel, ces déchirures qui défigurent le berceau de l’humanité.

Je ne sais pas pourquoi tu m’écris à nouveau, mais je sens qu’une douceur nouvelle éclot en toi… Je sais aussi que tes cyclones intérieurs peuvent se lever d’un instant à l’autre, imprévisibles. Serais-tu vexée si je te dis qu’avec le temps, tes tornades m’attendrissent?
J’ai fait mine de t’oublier, pourtant la magie de tes gestes demeure, sceau invisible.
 
Accroche-toi à la douceur.
 
J’embrassse ta chevelure, souple et soyeuse. Comment aurais-je pu en oublier la couleur ?
 
Theus